17/01/2016
Sol Invictus et le monothéisme solaire.
Racines.
Dans la tradition égyptienne ancienne, le dieu le plus important du panthéon était le Soleil, qui était honoré sous différents noms selon les cités, mais qui portait dans toute l’Egypte le nom de Rê. En tant qu’Atoum-Rê, il apparaissait comme le dieu créateur du monde et sous les traits d’Amon-Rê comme un dieu souverain. Rê était également appelé Horus (Heru), sous la forme d’Horus l’ancien comme sous celle du fils d’Osiris et d’Isis. Le dieu Horus, son avatar sur la terre, aurait même guidé le peuple égyptien, à l’époque où ses ancêtres venaient d’Afrique du nord, sur cette nouvelle terre noire (Kemet) qui finit par porter son nom.
C’est la barque de Rê qui garantissait chaque jour l’ordre cosmique contre les forces de destruction et de chaos incarnées par le serpent Apep (« Apophis »). A sa proue, le dieu orageux Set combattait le dit serpent, avant que la tradition populaire tardive ne finisse par le confondre avec lui et n’en fasse plus que le meurtrier d’Osiris.
L’importance du culte solaire fut telle que le roi Amenhotep IV, plus connu sous celui d’Akhenaton, en fit son culte unique et fut le premier à créer un monothéisme solaire lié à sa personne, honorant le disque solaire divinisé (Aton). Les seuls prêtres et intercesseurs d’Aton vis-à-vis des hommes étaient le pharaon lui-même et son épouse Nefertiti. Son culte s’effondra à sa mort et les prêtres d’Amon veillèrent à ce que son nom disparaisse des inscriptions.
Mais en revanche dans la tradition indo-européenne, dont Grecs et Romains (notamment) seront les héritiers, le dieu du soleil est un dieu parmi d’autres et jamais le premier. Aux temps de l’indo-européanité indivise, ce dieu se nommait *Sawelyos et monté sur un char tiré par des chevaux blancs, il tournait autour de l’astre portant son nom. Le dieu suprême était son père *Dyeus, le dieu du ciel et de la lumière. Parmi les fils de *Dyeus qu’on nommait les *Deywôs (les « dieux »), trois étaient liés au feu, en conformité avec le schéma dumézilien des trois fonctions et sa version cosmique analysée par Haudry. Il y avait en effet le feu céleste (Soleil), le feu du ciel intermédiaire (Foudre) et le feu terrestre (Feu). De tous les fils de *Dyeus, le plus important était celui de l’orage et de la guerre (*Maworts), qui parfois devint le dieu suprême chez certains peuples indo-européens (chez les Celtes avec Taranis, chez les Slaves avec Perun, chez les Indiens avec Indra). Le dieu du soleil était davantage lié aux propriétés associées à l’astre, donc apparaissait comme un dieu de la beauté et aussi de la médecine. Ce n’était pas un dieu guerrier.
A Rome même, le dieu Sol surnommé Indiges (« Indigène ») était une divinité mineure du panthéon latin. Il était né le 25 décembre, à proximité du solstice d’hiver. Dans ce rôle solaire, il était concurrencé par le dieu de l’impulsion solaire, Saturne, dont le nom est à rapprocher du dieu indien Savitar, avant d’être abusivement associé au Cronos grec.
En Grèce enfin, selon un processus complexe, les divinités du soleil, de la lune et de l’aurore se sont multipliées. L’Aurore était donc à la fois Eôs, l’Aurore personnifiée, mais aussi Athéna dans son rôle de déesse de l’intelligence guerrière et Aphrodite dans celui de déesse de l’amour. Et en ce qui concerne le Soleil, il était à la fois Hêlios, le fils d’Hypérion (qui n’était autre que lui-même), et Apollon, le dieu de la lumière, des arts et de la médecine. Cette confusion entre ces deux dieux fut constamment maintenue durant toute l’antiquité.
Evolution.
IIIème siècle après J.C. L’empire romain est en crise. A l’est, les Sassanides, une Perse en pleine renaissance qui rêve de reconstituer l’empire de Darius. Au nord, les peuples européens « barbares » poussés à l’arrière par des vagues asiatiques et qui rêvent d’une place au soleil italique et/ou balkanique.
Le principat, qui respectait encore les apparences de la république, tout en ayant tous les traits d’un despotisme éclairé, a explosé. Place au dominat. Victoire de la conception orientale du pouvoir sur la vision démocratique indo-européenne des temps anciens. L’empereur n’est plus un héros en devenir (divus) mais un dieu incarné (deus). Il est le médiateur de la puissance céleste et des hommes, à la fois roi de fait et grand pontife. Le polythéisme romain était pleinement compatible avec une conception républicaine du monde, comme l’a montré Louis Ménard. Empereur unique, dieu unique.
Si le christianisme comme religion du pouvoir d’un seul était encore trop marginal pour devenir la religion de l’empereur, un monothéisme universaliste s’imposait naturellement dans les têtes. Quoi de plus logique que de représenter l’Un Incréé de Plotin par le dieu du soleil, un dieu présent dans l’ensemble du bassin méditerranéen et donc apte à unir sous sa bannière des peuples si différents. Mondialisme avant la lettre. Cosmopolitisme d’Alexandre. Revanche des Graeculi sur les vrais Romani, d’Antoine sur Octavien.
C’est ainsi que naquit un monothéisme solaire autour du nom de Sol Invictus, le « Soleil Invaincu » et/ou le « Soleil invincible ». Le dieu syrien El Gabal, les dieux solaires égyptiens et l’iranien Mithra, enfin le pâle Sol Indiges, le froid Belenos et Apollon en un seul. Le monothéisme solaire d’Elagabale, mort pour avoir eu raison trop tôt, de Sévère Alexandre, qui ouvrit même son panthéon à Jésus, puis d’Aurélien, s’imposa. Certes Sol n’était pas l’unique « deus invictus ». Jupiter et Mars furent aussi qualifiés de tels, et il est vrai que de tous les dieux romains, Mars était le seul légitime en tant que déité de la guerre à pouvoir porter ce nom.
En réalité, « Sol Invictus » fut l’innovation qui facilita considérablement au final la victoire du christianisme. Constantin, qui était un dévot de ce dieu, accepta de considérer Jésus Christ, que des auteurs chrétiens habiles désignèrent comme un « soleil de justice » (sol iustitiae) comme une autre expression de ce même dieu. Le monothéisme « païen » et solaire de Constantin, épuré de tout polythéisme, comme sous Akhenaton, et le monothéisme chrétien fusionnèrent donc naturellement. Le jour du soleil fut dédié à Jésus, tout comme celui-ci désormais fut natif du 25 décembre. Jésus se vit représenté sous les traits d’un nouvel Apollon, aux cheveux blonds, à la fois Dieu incarné et homme sacrifié pour le salut de tous.
Au lieu de s’appuyer sur le polythéisme de leurs ancêtres, les empereurs romains, qui étaient tous des despotes orientaux, à l’instar d’un Dioclétien qui exigeait qu’on s’agenouille devant lui, à l’instar d’un shah iranien, voulurent faire du christianisme contre le christianisme. Dioclétien élabora une théologie complexe autour de Jupiter et d’Hercule. Le héros à la massue devint une sorte de Christ païen, de médiateur, qui s’était sacrifié sur le mont Oeta après avoir vaincu les monstres qui terrifiaient l’humanité et avait ainsi accédé à l’immortalité.
Et l’empereur Julien lui-même se fit un dévot du Soleil Invincible, sans se rendre compte un instant qu’il faisait alors le plus beau compliment au monothéisme oriental qu’il pensait combattre. Il osa dans ses écrits attribuer la naissance de Rome non au dieu Mars mais à Hélios apparu dans un rôle fonctionnel guerrier. Le monothéisme solaire a pourtant permis au christianisme de s’imposer, à partir du moment où l’empereur a compris que l’antique polythéisme était un obstacle moral à l’autocratie. Constantin alla simplement plus loin qu’Aurélien dans sa volonté d’unir religieusement l’empire. Jesus Invictus devint le dieu de l’empire romain.
Le monothéisme autour de Sol Invictus, loin d’être la manifestation d’une résistance païenne, était au contraire la preuve de la victoire des valeurs orientales sur une Rome ayant trop négligé son héritage indo-européen en raison d’un universalisme suicidaire. Cela nous rappelle étrangement la situation de l’Europe contemporaine.
Thomas FERRIER (PSUNE/LBTF)
Note: Mithra à l’origine n’est pas un dieu solaire. C’était la fonction de l’ange « adorable » zoroastrien Hvar (Khorsid en moyen-perse). Il incarnait au contraire le dieu des contrats, de la parole donnée et de la vérité, à l’instar du Mitra indien. Par la suite, il récupéra des fonctions guerrières aux dépens d’Indra désormais satanisé (mais réapparu sous les traits de l’ange de la victoire, Verethragna). Enfin il finit par incarner le Soleil en tant qu’astre de justice. Le Mithras « irano-romain », évolution syncrétique ultérieure, conserva les traits solaires du Mithra iranien tardif. Il fut également associé au tétrascèle solaire (qualifiée de roue de Mithra, Garduneh-e Mehr, ou de roue du Soleil, Garduneh-e Khorsid) qui fut repris dans l’imagerie christique avant d’être utilisé deux millénaires plus tard par un régime totalitaire.
14:00 Publié dans Analyses, Histoire, Religion | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : sol invictus, monothéisme, paganisme, empire romain, mondialisme, christianisme |
Commentaires
Excellent
Écrit par : Sinquin | 17/01/2016
Il ne faut pas oublier néanmoins que le xalmoxianisme primitif des Thraco-Daces semblait préfigurer sur de nombreux points en Europe le monothéisme d'extraction proche-orientale : aniconisme, résurrection, immortalité, dieu créateur quasi-unique (Gabeleisos) et son prophète, voire même salut de l'âme, etc.
Écrit par : anton cusa | 18/01/2016
pardon, le "zalmoxianisme"
Écrit par : anton Cusa | 18/01/2016
Sans oublier non plus la dimension initiatique du système religieux thraco-dace traditionnel.
Quand on songe par ailleurs au rôle et à la place détenus par les Thraco-Daces (romanisés) dans la hiérarchie politico-militaire et administrative de l'Empire romain d'Orient, il n'est pas interdit de considérer que les conceptions religieuses de ceux-ci ne sont pas pour rien dans l'essor du christianisme dans la région.
Écrit par : Anton cusa | 19/01/2016
On sait si peu de choses du "zalmoxianisme" qu'il est difficile de lui attribuer toutes ces caractéristiques. Les données antiques dont on dispose montrent a priori un polythéisme des plus classiques dans la région. On peut admettre néanmoins que Zalmoxis était une sorte de Tagès géto-dace.
Quant à la christianisation de la région, il faudrait en vérifier précisément l'avancement. La proximité avec Constantinople pourrait de toute façon l'expliquer aisément. Je la devine néanmoins assez tardive.
Écrit par : Thomas FERRIER | 20/01/2016
La rareté des données semble s'expliquer justement par l'interdiction absolue chez les Thraco-Daces de toute représentation visuelle, y compris scripturaire. Les informations positives parvenues jusqu'à notre connaissance militent également en faveur du caractère aniconique, mystico-initiatique, résurrectionnel et pré-monothéiste des conceptions assumées par l'élite politico-militaire de ces peuples, composée de cavaliers manifestement très proches à l'origine des Iraniens orientaux et des Cimmériens (les Tarabostes).
Voyez ce réexamen critique récent : La divinité suprême des Thraco-Daces [article]
Sorin Paliga
Dialogues d'histoire ancienne Année 1994 Volume 20 Numéro 2 pp. 137-150
http://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1994_num_20_2_2182
Écrit par : anton cusa | 20/01/2016
pas si récent
Écrit par : anton cusa | 20/01/2016
Il y avait clairement des statues en Thrace et en Dacie et aucun texte classique ne mentionne spécialement une telle absence, qui est davantage associée aux Scythes qui, en réalité, avaient aussi des statues cultuelles mais... en bois.
Mircea Eliade a beaucoup travaillé sur le sujet mais ce que j'en ai lu ne me paraît pas convaincant.
Par ailleurs, il me semble bien que Thraces et Daces sont deux peuples bien distincts et je ne suis pas sûr non plus qu'il faille les confondre. Au contraire, les Grecs donnaient une origine thrace à plusieurs divinités grecques (Arès, Dionysos... etc).
L'idée de pré-monothéisme, qu'on la prête aux Daces ou aux Druides, me paraît fantaisiste, une façon encore de penser en fonction de ce monothéisme vainqueur venu d'orient et qui a écrasé les croyances anciennes.
Cordialement.
Écrit par : Thomas FERRIER | 20/01/2016
Les travaux de première main plus récents, et idéologiquement neutres, de Paliga ou de Musu ne sont pas tributaires, tant s'en faut, des vues d'Eliade.
Les cas de représentations visuelles dans le monde thraco-dace sont généralement attribuées aux influences grecques, celtes et romaines.
L'idée très sérieuse d'une profonde parenté ethno-culturelle et ethno-linguistique entre les Thraces, les Daces, les Gètes et les Mysiens (etc.) est fondeé, tout à la fois, sur :
1.Des témoignages gréco-romains écrits explicites (Strabon, Pomponius Mela, Trogus Pompeius, Dio Casius, Hérodote, etc.),
2.L'analyse linguistique des quelque 3000 noms propres conservés (anthroponymes, toponymes, etc.)
3. l'analyse des survivances linguistiques de ces langues en albanais ainsi que dans les dialectes roumains des deux rives du Danube
4. l'unité archéologique et typologique des horizons culturels du bronze tardif de l'espace Carpato-Danubien-Pontico-Egéen attribuables aux ancêtres directs de tous ces groupes: cultures Noua, Sabativnovka, etc.
Écrit par : anton cusa | 20/01/2016
L'influence exercée par la culture des Thraces proprement dits sur la civilisation grecque ne saurait constituer un argument en défaveur de la parenté daco-thrace. Il est bien connu que les Thraces, qui représentaient la branche la plus méridionale d'un ensemble plus vaste, jouxtaient la Grèce du nord, notamment sur le mont Olympe et en Macédoine, et toujours en connexion étroite avec les Macédoniens, les Péoniens, les Etioliens, les Acarnaniens, les Epiriotes ou les Illyriens (ces derniers étant sans doute des proches parents des Thraco-Daces d'ailleurs). Le "versant balkanique" de la Grèce a toujours conféré à celle-ci une impulsion guerrière (Doriens, Thraces, Macédoniens, Albanais, Valaques, etc.). Ce n'est point hasard si tous les éléments thraces de la mythologie grecque évoquent des figures ardentes, viriles, bouillonnantes et impulsives.
Écrit par : anton cusa | 20/01/2016
Pour les Daces et les Gètes, pour moi il n'y a pas débat. Pour les Thraces en revanche, c'est douteux. De toute façon, tous les peuples indo-européens balkaniques ont une parenté à un certain niveau.
Il est clair en tout cas que les Illyriens... et les Albanais, que ces derniers soient leurs descendants ou ceux des Daces, étaient polythéistes.
Et il est probable qu'il en a été de même chez les Daces (dont le nom signifie a priori "les loups") qui ont vite adopté le polythéisme romain classique d'ailleurs. Y trouvant donc certainement une table d'équivalences.
D'ailleurs même le zoroastrisme n'est pas un vrai monothéisme mais un polythéisme à peine dissimulé. Appeler les dieux des "anges"... mouais...
Écrit par : Thomas FERRIER | 20/01/2016
Tous les anciens peuples balkaniques n'étaient pas spécialement parents dans la généalogie indo-européenne. Avant l'hellénisation, la romanisation et la slavisation, il existait dans les Balkans au moins trois grandes familles indo-européennes:
1. Au sud : les peuples proches ou apparentés à l'origine aux Hellènes tels que les Phrygiens ou les Macédoniens (donc centum)
2. Au nord-ouest : des peuples apparentés aux Italiques et aux Celtes tels que les anciens Dalmates, les Vénètes ou les Pannoniens (toujours centum)
3. Au nord-est et au centre : les Indo-Européens orientaux (satem), entendez les Thraco-Daco-Gètes et les groupes très proches d'eux tels que les Dardaniens, les Mysiens, ou plus précocement détachés comme les Illyriens.
Écrit par : Anton cusa | 21/01/2016
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