Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12/08/2014

Naissance envisagée de l’Europe unie (Géopolitique-fiction).

http://thomasferrier.hautetfort.com/media/02/00/1476763163.png

En 2014, l’Union Européenne est en situation d’échec, tant au niveau de ses états-membres que de sa prétendue direction bruxelloise. Les eurosceptiques ont réalisé aux élections européennes des scores importants dans plusieurs pays fondateurs en mai 2014. La question de l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union Européenne est même posée. L’Europe subit sans discontinuité depuis des mois un flux migratoire massif en provenance d’Afrique notamment via Ceuta et Melilla du côté espagnol et via Lampedusa du côté italien, sans parler de frontières très poreuses avec la Turquie à l’est. Le verrou lybien a sauté en même temps que le régime de Kadhafi. Elle est même confrontée à un conflit à ses frontières, en Ukraine, où son irresponsabilité, dictée par la politique de Washington, l’a amenée à prendre ses distances avec la Russie et surtout à attiser une guerre civile aussi absurde que meurtrière. Enfin, si la crise « grecque » semble avoir baissé en intensité, son effet de contamination étant pour le moment maîtrisé, de nombreux pays européens sont en situation économique douloureuse, la France en tête. L’Allemagne résiste mieux, certes. Mais elle dépend néanmoins de l’état de ses partenaires, dont elle bénéficie en retour par l’achat de sa production de qualité. L’€ a créé de nombreuses interdépendances et l’Allemagne ne réalise pas nécessairement qu’elle a le devoir de procéder à une meilleure redistribution de ses profits. Or l’absence d’une véritable Europe politique empêche ces rééquilibrages au profit de tous.


Nous partirons de l’idée que les années à venir démontreront l’impasse du souverainisme en même temps que la nécessité d’une refondation de l’actuelle Union Européenne sur une double base, unitaire et identitaire. Nous supposerons qu’un parti européen révolutionnaire pilote parviendra à émerger, que ce soit un parti unitaire ou une coalition de partis nationaux animés du même idéal, en substitution des populismes réactionnaires et au détriment aussi des partis de gouvernement.

Nous admettrons que la mise en place de l’Etat européen unitaire aura lieu selon un schéma structurel que j’ai établi il y a quelques années.

euro.jpg

Le parti unitaire ou la coalition de partis obtiendrait à des élections européennes, par exemple en 2024, environ 30% des députés au sein du parlement européen, devenant le premier groupe devant les conservateurs et les sociaux-démocrates. Le contexte continental se dégradant nettement, en raison des maux non résolus que j’ai brièvement évoqués dans le premier paragraphe de cet article, le parti en question réussirait à obtenir la majorité avec le renfort de nombreux députés libéraux et conservateurs, la « gauche » sociale-démocrate, apôtre du multiculturalisme, étant largement désavouée avec l’effondrement de son utopie de « vivre-ensemble ». Ce basculement amènerait le parlement européen à s’auto-proclamer assemblée européenne constituante et à mettre en place un gouvernement européen provisoire, qu’on pourrait appeler par provocation « comité européen de salut public ». Ce gouvernement, naissant d’un coup d’état démocratique analogue par certains traits au serment du jeu de paume en 1789, aurait face à lui des gouvernements nationaux conformes à ceux auxquels nous avons désormais affaire depuis quelques décennies, c'est-à-dire profondément gangrénés de l’intérieur et d’une grande médiocrité. Désavoués, ils s’effondreront comme des fruits complètement pourris.

Ce gouvernement de l’Union Européenne romprait alors avec l’atlantisme libéral qui préside actuellement à nos destinées et renverserait ses alliances pour proposer une union avec la Russie. Dans un tel contexte, le Royaume-Uni, qu’il ait quitté l’UE entre temps ou qu’il soit resté en son sein, assistant à la mise en place d’une Europe continentale unifiée, ce à quoi il n’a jamais été confronté, se ralliera à son tour, surtout si les « petits » peuples, Ecossais, Gallois et Irlandais du nord, mais aussi les classes populaires britanniques de souche, l’y invitent. En effet, cette Europe politique aurait à cœur la restauration de l’européanité de l’Europe et donc, par conséquence, des identités régionales et nationales qui la composent. En clair, le Royaume-Uni rejoindrait l’Europe unie en rompant dans le même temps avec le multiculturalisme qui lui était imposé, ou qu’il s’était imposé à lui-même, dans son incapacité à rompre avec son ancien empire colonial, rebaptisé Commonwealth, et/ou avec son ancienne colonie rebelle, les Etats-Unis d’Amérique.

Par la remise en cause de l’alliance atlantique et des dogmes libéraux et mondialistes, et notamment du capharnaüm multiculturaliste, l’Europe unie parviendrait donc sur une base institutionnelle et juridique inédite à combattre en son sein les forces d’auto-dilution qui pour le moment la brisent.

Aux alentours de 2030 (date théorique), nous aurions donc un nouvel Etat qui s’appellerait l’Europe et se sera substitué à tous les anciens états divisant le continent. Cet état compterait en son sein entre 650 et 680 millions d’habitants, compte tenu de son déclin démographique et des politiques de reflux migratoire qu’il aura engagées et réalisées.

Même si dès 2025 ou 2030 l’Europe unie mettait en place un ambitieux plan de redressement démographique, il faudrait environ vingt ans pour que ses effets bénéfiques se fassent sentir. Ces vingt ans d’hiver démographique, qui pourront être partiellement atténués par une politique d’appel au retour envoyé à tous les européens expatriés, y compris ceux des (anciennes) colonies européennes de peuplement (Australie, Afrique du sud, Etats-Unis, Argentine…), amèneront l'Etat européen à des politiques sociales plus restrictives, comme un net allongement de la durée des cotisations pour les retraites par exemple et comme des plans d’économies structurelles. Toutefois, les politiques de reflux migratoire permettront d’alléger cette rigueur, car ce sont des économies massives qui aujourd’hui ne sont pas réalisées par attachement au dogme multiculturaliste qui seraient alors faites. Le « welfare state » serait donc exclusivement un « european state », à savoir qu’il serait restreint aux seuls ayant droits naturels.

L’Europe unie serait née. Quelle sera alors sa géopolitique, son action en dehors de son cadre géographique ? Comment réagiront ses adversaires, ses anciens partenaires, les anciens pays colonisés, les monstres démographiques que sont devenues l’Inde et la Chine ? Ce sera l’objet d’un prochain article.

Thomas FERRIER

Pour une géopolitique de l’Europe unie. Prospectives européistes

http://thomasferrier.hautetfort.com/media/02/00/1476763163.png

Le géopoliticien Aymeric Chauprade a proposé sur son site Realpolitik un texte d’orientations sur la politique qu’il faudrait selon lui que la France mène. Je me concentrerai sur un défaut de principe que je lui reproche, en outre de ne pas avoir su rompre avec une vision christianocentrée, néo-colonialiste (à sa manière) et exclusivement « hexagonaliste », à savoir le refus par postulat de départ de penser la géopolitique au niveau européen. Le ralliement au souverainisme néo-frontiste de ce penseur, qui a toujours été par ailleurs un opposant déclaré à ce qu’il appelle les « pan-ismes », et au premier rang duquel on trouve le pan-européanisme, pour opportuniste qu’il soit, n’est pas une surprise puisqu’il était auparavant un partisan de Philippe de Villiers. Le camp souverainiste est désormais phagocyté par Marine Le Pen depuis son abandon de toutes les thématiques « identitaires », ne laissant plus comme alternative que Nicolas Dupont-Aignan, mais dont les résultats électoraux beaucoup plus faibles interdisent toute attractivité décisive.

Yves Lacoste a en revanche tenté parmi tous les géopoliticiens de penser à une géopolitique grande-européenne dont il n’a tracé que l’ébauche. Visionnaire, il a compris qu’un des avenirs possibles pour l’Europe était de réussir son unité continentale, mais cela impliquerait une libération européenne de la tutelle outre-atlantique, une remise en cause des dogmes multiculturalistes au profit d’un strict eurocentrisme, et une ouverture à la Russie comme jamais elle n’aura été tentée.

Ce que je propose est d’établir la base d’une véritable géopolitique européenne appliquée dans une démarche prospective. L’idée n’est pas de décrire la géopolitique de l’Europe contemporaine, qui se limiterait alors à la somme des géopolitiques centrifuges des différents états membres, avec une polarisation françafricaine pour la France, un centre-européisme pour l’Allemagne, ce vieux schéma de Friedrich Naumann, ou un eurasisme à la sauce russe. La géopolitique « souverainiste » est d’ailleurs d’une grande pauvreté, bourrée d’incohérences, et se complaisant dans un nombrilisme chauvin des plus primaires.

GREUP.JPG

En clair, il s’agit ni plus ni moins de réfléchir à la géopolitique d’une entité politique appelée Europe et qui irait de l’Islande à la Russie, cette fameuse union « de l’Islande à la Russie et par extension jusqu’à Vladivostok » dont parlait Vladimir Poutine en 2005 avant de se lasser de tendre la main et de finir par se tourner vers les thèses eurasistes qu’un Douguine aura mises à la mode.

Cette géopolitique de l’Europe unie envisagera les conséquences de l’émergence d’un bloc continental européen reposant sur l’unité de pilotage, en clair un gouvernement européen, et la mutualisation des moyens, se substituant aux (anciens) états tout en veillant à en préserver les identités. L’objectif, qui n’est pas innocent, est de démontrer qu’une Europe unie réussira là où les Etats européens pris séparément ne peuvent qu’échouer, quelle que soit la coloration politique de chaque gouvernement. Elle choquera certes les puristes qui ne veulent voir que ce qui est et pas ce qui pourrait ou pourra être.

Cette analyse sera détaillée de manière thématique, avec un premier article sur la mise en place imaginaire de cette Europe politique unifiée, dans un contexte propice. Ce sera la base de travail. Il restera ensuite à proposer une simulation de ce que serait la géopolitique de cette nouvelle entité continentale.

Thomas FERRIER

Quand Erdogan tourne le dos à l’Europe (partie 2/2)

geo-brown.png

Erdogan et la réorientation islamique de la Turquie.

Recep pm-erdogan.jpgErdogan vient d’être élu président de la république avec un peu moins de 52% des voix, élu dès le premier tour face à un adversaire soutenu par le CHP et le MHP, les républicains kémalistes et les nationalistes, qui avaient déjà formé par le passé une coalition au pouvoir en 1997. Ce dernier, Eklemeddin Ihsanoglu, a été choisi pour obtenir un consensus minimal, même s’il est lui-même un conservateur islamisant, ancien responsable d’ailleurs de l’OCI. En réalité, ce choix par défaut traduit la victoire idéologique d’Erdogan, car son adversaire n’a pas proposé de véritable alternative. Sa victoire traduit néanmoins un incontestable échec de la révolution kémaliste, exactement comme la révolution blanche iranienne a abouti au final à la victoire des mollahs.

Erdogan aux affaires va rompre avec les alliances traditionnelles de la Turquie, à savoir une orientation atlantiste et favorable à l’état hébreu. Son ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, adepte d’une stratégie néo-ottomane dans laquelle la Turquie deviendra le pivot du monde sunnite, lui offre une doctrine clé en main, même si son application va être complexe et n’aura pas nécessairement les résultats escomptés. Au contraire, ce néo-ottomanisme, s’il ne nuit pas à Erdogan dans les urnes, bien au contraire, reste une impasse géopolitique totale.

La première phase sera la stratégie dite du « zéro conflit aux frontières ». Erdogan entreprend ainsi de régler les conflits avec ses voisins, de pacifier ainsi la situation avec l’Arménie et avec la Grèce, et ceci dans l’optique bien sûr d’une adhésion à l’Union Européenne. Il paraît pourtant paradoxal pour vouloir rejoindre l’Europe de commencer par abandonner toutes les réformes d’Atatürk allant dans le sens d’une européanisation du pays au profit d’un orientalisme constant. C’est bien parce que l’Union Européenne a renoncé à défendre les valeurs européennes, au profit d’un multiculturalisme suicidaire que ce paradoxe a été possible.

La rupture avec les politiques antérieures est plus nette, à partir du moment où Erdogan interdit aux avions américains de combat de survoler l’espace aérien turc pour se rendre en Irak, malgré l’appartenance de la Turquie à l’OTAN, où il prend fait et cause pour Gaza, condamnant le blocus israélien, et ce avec des mots d’une extrême dureté, et où il tente même un rapprochement avec l’Iran. A ce moment là la première phase est abandonnée. Les relations avec l’Arménie redeviennent détestables, avec des provocations permanentes d’Erdogan à l’endroit de ce pays martyr. Et en 2014 Erdogan soutient implicitement les provocations anti-arméniennes de l’Azerbaïdjan turcophone voisin.

Enfin, Erdogan s’est imaginé en professeur du monde arabe. Il a soutenu les Frères Musulmans, qui ont été par la suite écrasés dans le sang par l’armée égyptienne et dont le mouvement vient à nouveau d’être interdit. Il a encouragé les milices islamistes dans leur combat contre le régime syrien du baasiste Bachar El Assad, avant que ces dernières ne se retournent dans l’est syrien et en Irak contre les populations chrétiennes, yezidis et chiites, y commettant de véritables horreurs qui choquent toute personne sensée. Là encore, sa politique a été véritablement désastreuse.

Erdogan a désormais choisi une démarche nationale-musulmane, puisqu’il a recours simultanément à un discours nationaliste, dénonçant la Chypre grecque et l’Arménie, demandant aux Turcs d’Allemagne et d’Autriche d’être fiers de leurs origines et de refuser toute assimilation, et en même temps islamique, par le soutien qu’il apporte aux sunnites du monde entier, et notamment en Palestine. La Turquie est ainsi passée de l’atlantisme à un anti-occidentalisme permanent et du soutien à Israël à une hostilité absolue.

L’échec de la révolution kémaliste.

Les victoires d’Erdogan et de l’AKP depuis maintenant douze ans, sans discontinuité, démontrent que la Turquie ne se sent pas européenne, ne se veut pas européenne, et ce même si elle s’est inscrite tactiquement dans un processus d’adhésion à l’Union Européenne, pour des raisons économiques uniquement. L’Union Européenne, qui aurait dû refuser d’entamer ce processus, hésite entre défense des valeurs européennes et domination de l’idéologie mondialiste. Elle répugne donc à la fois à favoriser l’adhésion de ce pays eurasiatique et à la fois à lui claquer la porte au nez.

Au lieu de répandre l’européanité en Turquie, elle a au contraire favorisé une déseuropéanisation de la Turquie. Il est d’ailleurs ironique de constater que les Turcs les plus européens de culture sont aussi les plus opposés à cette adhésion, restant sur des principes kémalistes intransigeants. Néanmoins, l’élite turque moderne est en cours de remplacement par une bourgeoisie islamique émergente. Les « Beyaz Türkler », les « Turcs blancs », cette élite occidentale, a échoué à entraver l’ascension de l’AKP et n’a plus de solutions endogènes pour y remédier. Il y a donc de fait deux peuples sur un seul territoire, deux peuples parlant la même langue mais aspirant à un autre destin. Le premier veut d’une Turquie européenne, moderne et laïque. Le second veut d’une Turquie asiatique, prospère certes mais islamique.

Erdogan n’est pas la synthèse de ces deux courants. Il a choisi un des camps et impose les valeurs de celui-ci à toute la société. Ce camp représente environ 75% des habitants, contre 25% qui vivent surtout sur la côte occidentale du pays, là même où vivaient les colons grecs du temps de l’empire perse.

Atatürk a échoué car à l’époque de son action l’Europe était encore une grande civilisation, sure d’elle-même, sure de ses valeurs, consciente de son riche passé. En Turquie, elle était admirée et respectée et elle servait de modèle. A partir des années 70, avec cette « révolution » pernicieuse de « mai 68 », alors même qu’elle subissait les contrecoups économiques des crises pétrolières, l’Europe a cessé de l’être. L’Afghanistan et l’Iran succombèrent les premiers à cette vague néo-islamique. Pendant trente ans, l’armée turque a servi de rempart, mais elle a été vaincue par Erdogan, là où Erbakan avait échoué cinq ans plus tôt. La cour constitutionnelle a perdu la main et une occasion en or de repousser une fois de plus cette réislamisation qu’elle abhorre. Mais cela n’aurait été de toute façon que reculer pour mieux sauter.

Un néo-kémalisme ne sera possible et surtout efficace que confronté à une Europe renaissante, à une Europe capable de surmonter ses crises internes et de s’émanciper d’une tutelle outre-atlantique des plus pesantes. Mais tant que cela ne sera pas le cas, la Turquie continuera d’évoluer et même d’involuer vers une forme d’islamisme, qui ne sera jamais celui de l’Iran et pas non plus celui de l’Egypte, mais qui éloignera de plus en plus le pays des canons de la démocratie occidentale.

La seule façon pour le peuple turc de retrouver ses racines et son identité c’est d’assumer l’héritage grec qui est en lui, et pas seulement l’héritage ancestral turc ou la nostalgie de l’empire hittite. Si les Turcs à un moment donné se sentent vraiment européens, alors ils le prouveront lorsque l’occasion leur sera donnée de choisir entre l’occident, un occident régénéré je précise, et l’orient. Mais pour le moment rien ne laisse présager d’une telle évolution.

Dans tous les cas, l’avenir de la Turquie dépend de l’avenir de l’Europe.

Thomas FERRIER

Quand Erdogan tourne le dos à l’Europe (partie 1/2)

http://thomasferrier.hautetfort.com/media/02/00/1476763163.png

Une Anatolie eurasiatique ?

Turquie,Ataturk,Erdogan,islamisme,taqija,EuropeLa Turquie actuelle, c'est-à-dire l’Anatolie, a été marquée par de grandes civilisations, asianiques d’abord (Urartu, Arzawa). Jusqu’au XIVème siècle, elle était profondément hellénisée, ayant subi des vagues indo-européennes pendant plus de trois millénaires, Hittites et Louvites d’abord, Phrygiens, Lyciens, Lydiens et Cariens ensuite, puis Grecs et ce dès l’époque mycénienne, enfin Romains et même Celtes (Galates).

Pour rattacher la Turquie au monde européen, sans avoir à recourir à l’héritage grecque, car la population turque descend en grande partie des habitants de l’Anatolie chrétienne, turquisés et islamisés, Atatürk eut recours à l’héritage hittite, autres indo-européens. Il plaça sa nouvelle capitale sur l’ancienne Ancyre, devenue Ankara, une ville à proximité de l’ancienne capitale des Hittites, Hattusa, en remplacement d’Istanbul, trop marquée.

Par son histoire, la Turquie est donc une interface naturelle entre l’Europe et l’Asie, un espace intermédiaire marqué par des héritages successifs venus du nord-ouest comme de l’est.

La révolution kémaliste.

Lorsque Mustafa Kemal a émergé politiquement, il a dû faire face aux contrecoups de la défaite de l’empire ottoman aux côtés des forces de la triple alliance. Le traité de Sèvres démantelait littéralement le pays, sans aller toutefois jusqu’à rendre Constantinople à la Grèce. Mais ce traité avait un vice interne, le peu de volonté des pays européens de le faire accepter au prix d’une nouvelle guerre. Ainsi, l’Europe occidentale a abandonné la « petite » Grèce face à son ennemi traditionnel, aboutissant à des échanges de population et de territoire, mettant fin à la présence millénaire des Grecs à l’est de la Mer Egée. Le traité de Lausanne sera beaucoup plus favorable à la Turquie, même si elle perd toutes ses possessions mésopotamiennes et proche-orientales.

Devenu Atatürk, « le père des Turcs », Kemal aura à cœur de redonner à son pays la place à laquelle il l’estime juste. Il choisit de rompre avec l’héritage ottoman pour forger une nouvelle Turquie, puissance eurasiatique de fait, mais adoptant explicitement la culture européenne. Méprisant profondément l’islam, Atatürk n’ose pas pour autant l’attaquer de face, et se limitera à le priver de pouvoir politique, en mettant fin au califat. Il va néanmoins loin, faisant adopter l’onomastique européenne, prénom et nom, épurant la langue turque des mots arabes et perses, au point de prôner le remplacement du nom d’Allah par celui de Tanri, qu’on peut traduire par « Dieu » mais qui désigne aussi le dieu du ciel-bleu des Turcs païens, et imposant l’alphabet latin, qu’il estime plus adapté à la langue turque que l’alphabet arabe. Il interdira également le voile islamique et le port du fez, assimilés selon lui à des signes d’archaïsme.

« Père la victoire », ayant sauvé l’honneur turc face aux puissances européennes, Kemal Atatürk bénéficie du soutien indéfectible de l’armée qui, pendant soixante ans, sera la garante de ses valeurs. Il fera triompher une vision romaine de la laïcité, la soumission absolue du religieux au politique, et l’adoption des principes fondamentaux de la civilisation européenne, comme l’égalité homme-femme ou le code civil. Il se voudra même précurseur, faisant adopter le vote des femmes alors que la France y était encore rétive, craignant le triomphe d’un conservatisme clérical dans les urnes.

Mais Atatürk mourra en 1938. Inönu assurera ensuite la transition mais après 1945 il adoucira la démarche de son prédecesseur, faisant beaucoup de concessions face aux institutions islamiques. Il réintroduira ainsi par la fenêtre le loup qu’Atatürk avait expulsé par la grande porte. Mais l’armée tiendra bon. Lorsque le général De Gaulle en 1963 promettra une intégration future de la Turquie au marché commun, il est confronté à un pays qu’il estime européen mais qui ne l’est qu’en façade.

Le renouveau islamique et l’ascension d’Erdogan.

Depuis les années 70, la Turquie est marquée par la montée en puissance d’un courant islamique et conservateur, prenant racine dans le cœur anatolien, comme une réaction à quarante ans de kémalisme. L’armée y mettra fin à de nombreuses reprises par le biais de coups d’état qui heurtent la sensiblerie occidentale mais qui sont efficaces.

Pourtant, malgré les interdictions, l’islamisme tient bon et réussit même à envahir les autres partis politiques. Le MHP (« loups gris ») nationaliste, qui reposait auparavant sur un nationalisme laïc à tendances paganisantes lorsqu’il était dirigé par Alparslan Türkes, va ainsi associer à son discours une coloration islamisante. Enfin vient l’heure de la consécration avec la victoire de Necmettin Erbakan, qui à la tête du Refah, obtiendra le poste de premier ministre en 1996, suite à une coalition contre-nature avec Tansu Çiller, avec 21.4% des voix. Mais dès 1997, l’armée le chasse du pouvoir, ce dont il ne se remettra pas.

C’est à cette époque que Recep Erdogan comprend que la stratégie d’Erbakan était une impasse tant que l’armée bénéficiera d’un pouvoir et d’un crédit lui permettant d’écraser toute contestation de type islamique. Néanmoins, élu maire d’Istanbul, il sera condamné à de la prison en 1998 suite à une déclaration à forte coloration islamisante, où il reprenait une citation du nationaliste Gökalp. C’est à ce moment là qu’il choisit de rompre avec la dialectique coutumière de cette mouvance politique. Il applique ainsi la fameuse taqija, une stratégie de contournement lorsqu’il n’est pas possible de combattre l’ennemi en face.

Cette stratégie subtile, qu’il réalise d’une main de maître, consiste à tromper son adversaire sur ses intentions. En 2001, il participera ainsi à la fondation de l’AKP, un parti démocrate-« musulman », dont il dira lui-même qu’il est une sorte de CDU à la turque, où l’islam remplace simplement le christianisme. Et dès 1999 il avait rompu toutes relations avec son ancien mentor Erbakan. Il prône même une séparation de la religion et de l’état, une autre forme de laïcité (à la française) que celle prônée par Atatürk.

Mais son coup de génie sera de reprendre l’idée d’une adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, ce que le patronat voit d’un très bon œil. Or la Turquie déplaît à cette dernière en raison du poids politique dont jouit son armée, ce qui n’est le cas dans aucun autre pays européen, même la Russie.

En 2002, c’est la consécration avec la victoire de l’AKP, ayant obtenu plus de 34% des voix. Le pouvoir tombe dans les mains d’Erdogan, un pouvoir qu’il ne rendra plus jusqu’à maintenant.

Erdogan va donc mettre en place une politique destinée en apparence à plaire aux dirigeants européens, tout en fragilisant en réalité ses ennemis et notamment l’armée et la justice, dans le cadre du processus d’adhésion. Il est en ce sens grandement aidé par l’organisation Fetullah Gülen, contre laquelle il se retournera en 2013, mais aussi par l’Union Européenne qui fera preuve à son égard d’une naïveté confondante voire complice.

Néanmoins, Erdogan commet en 2008 une maladresse, sous-estimant l’affaiblissement de ses adversaires par les réformes qu’il a menées contre eux depuis six ans. Le premier ministre a souhaité en effet autoriser le voile dans les universités. Son parti est alors mis en accusation par les juges de la cour constitutionnelle, menacé de dissolution et d’une amende considérable. Il sauve sa tête d’une voix, aidé en ce sens par des pressions internationales venues des Etats-Unis et de l’Union Européenne. C’était pourtant la dernière chance des laïcs pour reprendre la main.

Erdogan a compris la leçon et ne l’oubliera pas. Il sera aidé en ce sens par les accusations contre un réseau de conspirateurs appelé Ergenekon, le nom du foyer mythique des anciens Turcs, qui aurait mis en place une opération Balyoz, « marteau de forge » pour faire tomber Erdogan. Dans ce cadre, des membres éminents de l’état-major turc mais aussi des journalistes d’opposition sont arrêtés et mis en examen. L’armée est étêtée. Elle ne s’en remettra pas.

Désormais, Erdogan a vaincu tous ses ennemis et plus rien ne résiste à cette vague de réislamisation qui envahit le pays. Sans le soutien de ces nombreux électeurs, sans ce phénomène culturel de contre-kémalisme qui domine l’Anatolie profonde, mais aussi Istanbul, rien n’aurait été possible. Même s’il a été un habile stratège, c’est bien le peuple turc qui l’a choisi comme chef.