03/02/2011
La Russie dans l'Europe (article de 2006)
Certains politiciens d’Europe occidentale et médiane qui soutiennent l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, dont on a vu dans un précédent article qu’elle ne pouvait être considérée comme européenne, réussissent l’ « exploit » idéologique de refuser à la Russie l’idée même qu’elle puisse être intégrée, selon le principe d’un Strauss-Kahn affirmant que « la Russie a sa dynamique propre » ou selon une affirmation couramment entendue selon laquelle la Russie ne serait pas européenne. Cet exposé aura pour but de démontrer non seulement l’européanité de la Russie mais la nécessité absolue de l’intégrer rapidement à l’Union Européenne.
Des origines complexes mais européennes.
Le territoire qui allait devenir la Russie d’Europe, à l’époque proto-historique, est partagé en trois espaces de peuplement, dont deux sont indo-européens. Le sud, de la Roumanie à l’Oural, est peuplé de populations iraniennes nomades, en trois vagues, s’échelonnant du IXème siècle A.C au IVème siècle P.C. La première vague fut celle des Cimmériens (IXème - VIIème siècle), puis des Scythes (VIIème - IIIème siècle) et enfin des Sarmates (IIIème siècle A.C – IIIème siècle P.C). L’ouest et le centre sont peuplés des Slaves, dont le territoire s’étend à partir de l’est de la Pologne jusqu’à proximité de l’Oural. Enfin le nord et l’est sont peuplés d’Ouraliens ou Finno-Ougriens, essentiellement europoïdes. Il convient également d’ajouter que les Iraniens nomades dominent également l’espace eurasiatique, notamment les steppes d’Asie Centrale, et ce jusqu’à la Sibérie profonde, sur des territoires qui seront par la suite récupérés par les Russes à partir du XVIème siècle.
Les relations entre les Slaves et ces nomades iranophones seront très importantes et marqueront aussi bien la religion que le vocabulaire des premiers. Ainsi le terme russe de « mir » (мир), qui a plusieurs significations, désignant une forme d’agriculture mais aussi signifiant « paix » et « monde », vient du nom du dieu iranien Miθra/Mihr. Les divinités slaves d’origine iranienne sont également nombreuses, à l’instar de Svarog, dieu du ciel, dont le nom est à rapprocher du sanskrit svargas, « ciel », ou encore de Khors, dieu du soleil correspondant à l’iranien Khorsed.
A partir du IIIème siècle de notre ère, les migrations de peuplement modifient l’espace méridional de la Russie, puisque les Sarmates sont remplacés par des populations germaniques, les Goths, partis de Scandinavie, alors qu’en revanche le nord du Caucase est peuplé de la dernière vague d’Iraniens, les Alains, ancêtres des Ossètes modernes. Enfin, les Goths eux-mêmes seront chassés par les Huns au début du Vème siècle, mais ces derniers connaîtront un échec retentissant face aux Romains d’Aetius et finiront par repartir en Asie.
La Rous’ (Русь), premier état russe de l’histoire.
A partir du VIIIème siècle, les Slaves de l’Est commencent à s’étendre géographiquement sur un espace de plus en plus large, englobant des populations finno-ougriennes et patronnant les espaces méridionaux et du nord du Caucase. Deux pôles commencent alors à apparaître, l’un méridional, autour de Kiev, fondé selon la légende slave par trois frères, dont Kyi qui donnera son nom à la ville (Kyiv en ukrainien), l’autre septentrional, autour de Novgorod. Contrairement à la thèse nordiciste, les Slaves avaient commencé à construire une société civile digne de ce nom, mais les invasions des Varègues suédois vont accélérer le phénomène. Riurik s’installe à Novgorod tandis que les jumeaux Askold et Dir, jumeaux qui nous rappellent ceux des mythologies indo-européennes, prennent le contrôle de Kiev. C’est ainsi que s’établit une royauté scandinave sur une société slave qui s’appuyait plutôt sur une forme de démocratie archaïque. Les rois suédois de la Rous’ vont entreprendre une série de conquêtes permettant à leur territoire de s’accroître considérablement et de peser sur la géopolitique de l’Europe orientale et balkanique. Les Varègues vont ainsi à plusieurs reprises attaquer Constantinople et tenter de dominer les Bulgares, tout en s’opposant aux incursions de peuples turcs comme les Petchenègues. A la fin du Xème siècle, l’influence chrétienne, par l’intermédiaire des Byzantins, commencent à se répandre au sein des élites russes. La grand-mère du roi Vladimir, Olga, se serait ainsi convertie au christianisme, mais son fils Sviatoslav mènera plutôt une politique hostile au christianisme et intransigeante vis-à-vis de l’empire byzantin. A sa mort, tué lors d’un raid petchenègue, le trône ira à son fils Yaropolk et non à Vladimir. Ce dernier se réfugiera auprès de son ami, le roi de Norvège, où il subira l’influence du christianisme.
Lorsque Vladimir revient de son voyage en Scandinavie, il parvient très rapidement à s’emparer du trône. En 980, il entreprend la réorganisation du culte païen en Rous’, construisant plusieurs temples et autels à Kiev et confiant les tâches sacerdotales aux « druides » slaves, les volkhvy. Il fait du dieu Perun, homologue slave du scandinave Thor, à la fois dieu de l’orage et dieu de la guerre, son dieu principal. D’autres divinités sont également mises en avant, comme Volos, dieu du commerce, Stribog, dieu du vent, Khors, dieu du soleil, ou encore Svarog, le père des dieux, dont le nom originel était Div, « Zeus ».
Mais en 988, Vladimir n’est pas satisfait par cette religion païenne d’état et est séduit par l’idée d’une conversion de son peuple à l’un des monothéismes entourant son pays. La légende veut qu’il ait eu à choisir entre le catholicisme, l’orthodoxie, l’islam et le judaïsme, mais en vérité son choix se résumait aux deux premiers, à savoir l’adoption de la religion de ses ennemis polonais ou bien celle de l’empire byzantin à la puissance déclinante mais dont la civilisation lui paraissait plus riche. Vladimir, surnommé à l’époque « le Soleil Rouge », choisit finalement l’orthodoxie et interdit alors le paganisme slave. Les statues des dieux sont détruites, celle de Perun est jetée dans une rivière, des prêtres païens sont assassinés, et les élites de Kiev sont contraintes et forcées de se faire baptiser. Par la suite, Vladimir tentera sans véritable succès de christianiser Novgorod et les villes du nord de la Rous’.
Comme dans tous les autres pays d’Europe, la christianisation ne remplace pas complètement le paganisme et par ailleurs la résistance s’organise, menée par les volkhvy, et jusqu’au XIIIème siècle, soit deux cents ans après la conversion de Vladimir, des révoltes antichrétiennes éclatent, généralement associées à des crises agricoles. En 1024, en 1071, de 1174 à 1176, enfin en 1227, la ville de Souzdal, majoritairement païenne, se révolte contre les autorités, et le mouvement se répand généralement aux autres cités comme Rostov, Novgorod ou encore Vladimir, enfin parfois même jusqu’à Kiev. Les autorités répriment sans pitié ces mouvements et massacrent régulièrement les prêtres païens qui les suscitent.
Ainsi, d’un point de vue religieux, les Russes ne diffèrent en rien des autres européens, puisque ce que l’on appelle pagano-christianisme en Europe occidentale se retrouve sous la forme de la dvoeverie russe, la « double foi » païenne et chrétienne. Le dieu Perun devient saint Elie, le dieu Volos saint Basile ou encore saint Blaise, enfin le dieu Svarog devient saint Georges terrassant le dragon, alors que le culte rendu à la déesse de la terre (Mat’ Syra Zemlija) subsiste jusqu’au XIXème siècle.
La Russie, bouclier oriental de l’Europe.
C’est au XIIIème siècle que la Russie naissante va connaître une situation tragique avec la victoire des Mongols sur les Slaves de l’Est, la séparant du reste de la civilisation européenne pendant deux siècles. C’est le prix à payer pour que le reste de l’Europe soit finalement épargné. Neutralisée et divisée en principautés préférant se battre entre elles que contre l’occupant, la Russie voit sa domination remplacée par celle de ses voisins Lituaniens, un peuple demeuré païen et qui parvient à bâtir un vaste empire, englobant ce qui allait devenir l’Ukraine. A partir de la fin du XIVème siècle, la Lituanie et la Pologne fusionnent et le dit empire s’étend davantage encore à l’est. Le XVème siècle sera en revanche celui de la renaissance russe, le pays parvenant à se libérer d’une tutelle tataro-mongole encombrante.
Avec Ivan IV le Terrible, la Russie repart à l’assaut de l’espace eurasiatique, repoussant les Tatars en Asie, et repoussant les Polono-lituaniens vers l’ouest. Si les Polonais parviennent en 1610 jusqu’aux portes de Moscou, cela sera leur chant du cygne. Ivan a décidé de faire de Moscou la troisième Rome, à la suite des empires romain et byzantin, et de libérer Constantinople de l’occupant ottoman qui désormais s’y est installé. Cette croisade pour la libération des peuples slaves amis et de la capitale de feu l’empire, va amener la Russie à vaincre, les uns après les autres, ses ennemis, notamment turcs, alors que parallèlement, à partir de la fin du XVIème siècle, les souverains, désormais appelés tsars (« césars »), prennent l’initiative de s’emparer de la Sibérie puis de l’Asie Centrale.
C’est ainsi que naît l’empire russe, une construction politique audacieuse, et qui avec l’avènement du romanovien Pierre le Grand va rattraper en partie son retard sur l’Europe occidentale. Si la Russie a été coupée pendant deux siècles des courants culturels du reste du continent, si elle s’est réfugiée dans une orthodoxie quelque peu archaïque, elle n’a pas pour autant cessé d’être européenne.
La Russie trahie par le reste de l’Europe.
A partir du XVIIIème siècle, la Russie commence à effrayer les puissances occidentales en raison de son dynamisme démographique et de son expansion territoriale plus que significative. Elle se met notamment à dos l’Angleterre, qui préfère soutenir les Ottomans dans les Balkans plutôt que le combat pour l’indépendance des peuples balkaniques dominés. Les Russes vont considérer cette attitude, avec raison, comme une véritable trahison, alors qu’eux n’ont jamais cessé de combattre les troupes ottomanes et musulmanes qui oppriment des peuples européens chrétiens, notamment slaves. Au XIXème siècle, la Russie est ainsi en conflit avec l’Iran aussi bien qu’avec la Turquie, mais aussi avec la France, et ce à deux reprises, et avec l’Angleterre. Les raisons de ces conflits sont l’opposition entre divers impérialismes.
Face à la France, c’est la Russie qui, par sa victoire en 1812 puis en 1815 sur les troupes napoléoniennes, se trouve en position de force en Europe, et entend maintenir la paix du congrès de Vienne contre toutes les velléités révolutionnaires qui peuvent éclater. Pourtant, elle ne sera pas remerciée de son dévouement dans la lutte contre Napoléon, puisque elle sera même vaincue lors de la guerre de Crimée par une coalition unissant Français, Anglais et… Turcs. Par ailleurs, l’Angleterre et la Russie sont également en opposition concernant l’Iran et l’Afghanistan, l’une et l’autre espérant en prendre le contrôle. Finalement l’Afghanistan restera indépendant, et l’Iran se verra partagé en deux zones d’influence et ce jusqu’au début du XXème siècle. Enfin, la dernière trahison aux yeux du peuple russe de la part de l’Occident sera liée à la défaite de l’armée russe face au Japon à Tsushima. C’est la première défaite à l’époque moderne d’une armée européenne opposée à une armée asiatique, et le peuple russe en voudra à l’Europe occidentale de ne pas avoir soutenu la Russie dans cette épreuve.
Pour bien comprendre la mentalité russe vis-à-vis du reste de l’Europe, et sa méfiance, il ne faut pas oublier que quand la Russie a eu besoin de l’Europe, celle-ci a bien souvent été aux abonnés absents, si elle n’a pas été jusqu’à soutenir ses ennemis.
La Russie du XXIème siècle et l’intégration européenne.
Le XXème siècle pour la Russie sera celui des révolutions sanglantes, avec celle de 1905 et les deux de 1917, la dernière amenant au pouvoir le régime bolchevik, responsable de millions de morts. Elle encaissera deux guerres mondiales, dont la seconde lui coûtera la vie de plus de vingt millions des siens. La victoire certes permettra à la Russie devenue URSS de dominer l’Europe centrale et orientale pendant quatre décennies environ. Cette domination disparue, elle vaudra tout de même en retour une russophobie, que l’on constate encore aujourd’hui, de la part des anciens pays soumis, sans que ces derniers ne se rendent compte qu’ils font le jeu des Américains.
La Russie actuelle n’a qu’un tiers de son territoire en Europe, et c’est un des arguments de ceux qui la refusent dans l’Union Européenne. Mais ils oublient deux éléments majeurs, à savoir que le cœur de la Russie est et a toujours été en Europe, et que la Sibérie n’est au fond qu’un espace de colonisation, mais aussi que 75% de la population vit dans cette partie européenne. La Russie était peuplée en 2002 de 145 millions d’habitants et en 2005 d’un peu plus de 143 millions, sachant que la démographie russe, et aussi la détérioration des conditions de vie, sont les principales causes, outre l’émigration, de cette diminution.
Il convient aussi de signaler que la population de la Russie est essentiellement européenne de peuplement. 80% des habitants sont russes, et 84% sont indo-européens, si on y a ajoute notamment les Ukrainiens, les Arméniens, les Biélorusses ou encore les Allemands. A ces 84%, il faut ajouter les 3,3% de Caucasiens, notamment les Tchétchènes ou les Avars. 2% sont des finno-ougriens, dont la plupart sont de type europoïde, à l’instar des Mordves ou des Oudmourtes. Le principal groupe non-indo-européen de Russie est celui des Turcophones, dont la plupart, comme les Tatars, sont eux-aussi europoïdes et nettement russifiés, malgré la persistance de l’islam. Pour être plus précis, environ 2,5% des citoyens de Russie sont de type plus ou moins mongoloïde, et pour l’essentiel habitent dans la partie asiatique de la Russie. Il faut cependant rajouter les nombreux immigrés clandestins, provenant en particulier de Chine, et qui bien sûr ne sont pas comptabilisés dans les dites statistiques.
Ajoutons cependant que les Russes sont très nombreux dans le Kazakhstan voisin, puisqu’ils sont 30%, auxquels il faut ajouter 4% d’ukrainiens, 2,5% d’allemands et un certain nombre d’autres européens (Polonais, Biélorusses… etc.), pour un total d’environ 40% d’européens, surtout installés dans le nord du pays, à proximité de la frontière russe.
Sur le plan religieux, 51% des citoyens de Russie sont chrétiens orthodoxes, 7% sont musulmans, 1% ont une autre religion, 30% sont athées et 11% croient à des forces surnaturelles mais sans pratiquer une religion déterminée.
On a pu voir que, contrairement à la Turquie, et malgré le fait que seulement un tiers du pays soit en Europe, la Russie est clairement un état européen. C’est le cas au niveau ethnique, puisque les diverses composantes de la Russie sont essentiellement des Slaves, des Finno-Ougriens, des Caucasiens et des Turcs fortement slavisés. C’est le cas au niveau religieux, avec d’une part le poids du christianisme orthodoxe et d’autre part l’importance de la « double foi » au sein du peuple. C’est le cas au niveau politique, avec des institutions qui, malgré certains défauts, sont proches de celles du reste de l’Europe.
Le PSUNE estime que, du fait de ces différentes données, la Russie a vocation à faire partie d’une Europe politique digne de ce nom, qu’elle passe par l’Union Européenne ou pas. Cependant, elle devrait l’intégrer le plus vite possible, dans notre intérêt et dans le sien. Mais cela ne peut passer que par une réconciliation des Européens de l’Est avec leurs frères russes, dépassant des querelles obsolètes et néfastes, puisqu’elles servent indirectement l’atlantisme, qui cherche à séparer définitivement l’Europe occidentale et la Russie. Une telle union serait en effet redoutable à leurs yeux, et c’est pourquoi il faut la souhaiter au plus vite.
Thomas Ferrier
Secrétaire général du PSUNE
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