Réponse à Pierre Cassen
09/05/2013
Avant de développer les arguments de la réponse, expliquons pourquoi il convient de savoir s’adresser à Pierre Cassen, comme à Eric Zemmour et à quelques autres amoureux sincères de la France. Tout simplement, parmi ceux qui dressent un diagnostic de décadence pour la partie du monde qui nous entoure et qui tentent de s’y opposer quand on leur en donne l’occasion, neuf sur dix pensent à peu près comme les observateurs cités. A l’inverse, la presque totalité de ceux qui se revendiquent de l’Europe nient cette décadence, tout en s’y complaisant. C’est aux premiers que le véritable Européen devra donc s’adresser et sa tâche ne sera pas facile. Il ne devra pas moquer la nostalgie qui les anime sans doute, car le modernisme n’est pas plus intelligent que le passéisme. Mais il devra montrer que, dans leur combat légitime, ils font fausse route.
Né pendant la dernière guerre, je suis à peu près de la génération de Pierre Cassen. J’ai connu, comme lui, l’époque où trouver du travail en France ne posait pas de problème, où les ouvriers étaient en position de défendre leurs intérêts face aux patrons. Dans ces années, ceux qui sortaient du peuple savaient qu‘ils auraient une vie plus facile que leurs parents ; l’école remplissait son rôle et l’ascenseur social fonctionnait.
Comme Pierre Cassen, je pense que non seulement nous devrions vivre aussi bien aujourd’hui, mais encore que nous devrions même vivre mieux, le progrès technologique aidant. Or c’est tout le contraire. Les jeunes ont bien du mal à entrer dans le monde du travail et ils ne peuvent même pas envisager la perspective d’une retraite décente. Les ouvriers sont à la merci des actionnaires ; dans le meilleur des cas, ils doivent se résigner à consentir d’énormes sacrifices pour garder leur travail. L’école est en ruines ; les inégalités sociales se creusent.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Il y a un élément soulevé par Pierre Cassen que je reprends volontiers. C’est l’immigration, voulue d’abord par les patrons pour casser les revendications sociales et sacralisée ensuite par les bourgeois bohèmes au nom de principes égalitaristes qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes. Je n’en reparlerai pas directement, puisque nous ne divergeons pas sur ce point.
L’autre élément avancé par Pierre Cassen, sur lequel je suis en revanche en total désaccord, est la responsabilité de la construction européenne. Je lui concède volontiers que la façon dont cette construction a été envisagée, aussi technocratique que mondialiste, n’est pas à donner en exemple. Pour autant, il se trompe radicalement lorsqu’il croit pouvoir retrouver une situation semblable à celle qu’il a connue dans sa jeunesse en revenant à la souveraineté nationale.
On pourrait lui objecter que cette souveraineté n’a été remise en cause qu’en apparence, l’Union européenne d’aujourd’hui n’étant qu’un club de dirigeants nationaux, lesquels se servent de l’Union pour faire accepter des mesures qu’ils ont décidées ensemble, mais qu’ils ne veulent pas assumer. Il restera que le fonctionnement de l’Union est un facteur de dissolution de la démocratie. N’insistons donc pas.
Ce que je veux montrer est plus radical. Dès lors que nous respecterons le cadre national français, même sans reprendre des stratégies dictées par la nostalgie et en s’adaptant au contraire à la modernité, nous n’aurons aucune chance de retrouver l’âge d’or escompté et serons condamnés à poursuivre la descente aux enfers que nous vivons. Il y a eu, en effet, des changements radicaux depuis un demi-siècle, contre lesquels aucune politique nationale ne pourra jamais lutter.
Le premier point concerne les biens. Nous avons assisté à un essor sans précédent des technologies. La nouveauté est que la production de certains objets de consommation demande des investissements désormais colossaux, donc un marché à une échelle largement supérieure à celle d’une nation comme la France. Les premiers téléviseurs ont pu être entièrement fabriqués chez nous ; aujourd’hui lancer, sans concertation à un niveau plus élevé, la fabrication d’écrans plats en France est impensable. C’est encore moins possible pour un ordinateur : nous ne pourrions décider de faire ni écran, ni processeur, ni disque dur. Ne parlons pas du repérage par satellites ; d’ailleurs il n’y en a toujours qu‘un pour la planète.
L’exemple de l’aéronautique, où Airbus a connu le succès, ne contredit en rien ce qui vient d’être dit. La société productrice n’est pas française. Elle échappe au champ d’exercice de la démocratie nationale. D’ailleurs les sociétés dites encore françaises ne produisent plus majoritairement en France.
Dans le même temps, les distances se sont raccourcies ; les marchandises voyagent dans des navires aux dimensions gigantesques.
Nous n’avons plus le choix qu’entre un marché plus vaste ou directement le marché mondial. Faute d’avoir su choisir pleinement la première alternative, nous sommes condamnés à la seconde.
Le second point concerne les hommes. Pour eux aussi, les distances se sont raccourcies. On voyage dans des avions toujours plus gros et plus nombreux. On communique par le réseau. Nous ne pouvons plus envisager notre modèle social indépendamment de celui des autres. Or les conditions du travail dans certains pays sont encore loin de ce que restent les nôtres.
Vouloir préserver notre modèle suppose donc que nous nous isolions, comme nous n’avions pas besoin de le faire dans le passé. Or nous nous le sommes interdit, en signant des chartes et des accords internationaux, dont nous ne voyions pas les conséquences. Il faudrait revenir là-dessus aussi. A défaut, il ne servira à rien de se plaindre d’une immigration non maîtrisée.
Hélas, dans l’intervalle, le poids que représente la France dans le monde s’est réduit considérablement. Economiquement, nous ne sommes rien face à la Chine. Militairement, nous ne pouvons mener de guerre que contre de petits groupes, comme au Mali. Tous seuls, nous ne pouvons pas nous soustraire aux règles dans lesquelles nous nous sommes laissés enfermer.
Nous n’avons plus le choix qu’entre un ordre politique plus vaste ou directement l’ordre mondial. Faute d’avoir su choisir pleinement la première alternative, nous sommes condamnés à la seconde.
Ainsi, en se plaçant dans le cadre national, Pierre Cassen ne peut-il rien nous proposer d’autre que ce que nous connaissons déjà. Il a raison de critiquer l’Union européenne, mais il a oublié de noter qu’elle n’est ni unie ni européenne. C’est en devenant l’une et l’autre qu’elle pourra nous sauver, car elle est seule capable de reproduire à l’échelle pertinente ce qu’a connu la France il y a quelques décennies ou plutôt la vision idéalisée que nous en avons conservée.
Peter Eisner (PSUNE/LBTF)
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