La Turquie néo-islamiste et l’Europe
06/11/2011
La question turque a failli à deux reprises être réglée pour les Européens. En 1913, lors d’une des guerres balkaniques, l’empire ottoman avait quasiment perdu toutes ses positions en Thrace. La coalition des Serbes, Bulgares et Grecs, avec une aide occidentale et russe, était parvenue aux portes d’Istambul, qui s’apprêtait à redevenir Byzance. Mais nous étions entrés dans l’ère des nationalismes, et l’avidité bulgare causa la perte de tous. Au lieu de maintenir l’unité des alliés jusqu’à la victoire, l’anticipant par aveuglement nationaliste, la Bulgarie rompt l’alliance sacrée, permettant par ce sursis à l’armée ottomane de se restructurer et de contrer l’offensive, conservant ainsi la Thrace avec Andrinople (devenue Edirne) et Constantinople.
En 1920, alors que l’empire ottoman a perdu la première guerre mondiale face aux alliés, le traité de Sèvres impose à la Turquie des règles très contraignantes. Si elle conserve la rive européenne d’Istambul, qui sera toutefois placée sous mandat international, elle perd le reste de la Thrace ainsi que la région autour de Smyrne, qui appartiendra à la Grèce. La Cilicie devait être contrôlée par l’Italie, l’Arménie devait récupérer une partie de l’Anatolie orientale, enfin le peuple kurde aurait son état. Dépecée, la Turquie devait donc servir de zone tampon entre l’Europe et l’Asie musulmane.
C’est face à cette mort programmée décidée par des puissances européennes usées et ruinées par quatre ans de guerre, que Mustapha Kemal leva son glaive pour reprendre ce qu’il estimait appartenir à son peuple. Il mit fin violemment à la présence multimillénaire des Grecs en Anatolie, les deux pays procédant à des échanges de population après l’échec militaire des Grecs. L’Europe laissa faire. Elle avait bien d’autres soucis, entre le péril bolchevik naissant à l’est du continent et l’effondrement économique de l’ouest. En pleine reconstruction, démoralisée, elle resta impuissante face au sort des Grecs. Kemal, devenu Atatürk, avait rejoint le panthéon des grands hommes de l’histoire. Ce sauveur laïc, qui méprisait profondément l’islam ottoman, qu’il osa qualifier de « doctrine immorale », et qui mourut à cause de son amour du sang de Bacchus, voulut forger une nouvelle Turquie, moderne, occidentale. Dans un ultime défi à l’islam, il proclama ainsi cette phrase célèbre, « Adieu l’Orient ».
Kemal fit de l’antique Ancyre sa capitale Ankara. Elle était proche de l’ancienne cité d’Hattousa, capitale de l’empire hittite de souche indo-européenne. Kemal affirma que le peuple turc était européen, héritier de la matrice commune aux autres peuples du continent. C’est à cette Turquie là que le général De Gaulle pensait en 1963 quand il évoqua l’idée d’adhésion du pays à la CEE. Si Inönu, après la mort précoce du héros en 1938, sut dans un continent en guerre, maintenir une neutralité bienveillante, l’héritage de Kemal n’allait pas vraiment lui survivre.
Aujourd’hui, Erdogan a vaincu Atatürk. Et c’est le plus grand enseignement de ces dernières années. Désormais, alors que l’adhésion du pays à l’Union Européenne, selon le processus entamé en 2005, semble au point mort, ce qui ne chagrine pas outre mesure le premier ministre autoritaire, la presse européenne commence à ouvrir les yeux sur la réalité de la nouvelle Turquie de Gül, d’Erdogan et de Davutoglu. Même si le PS français et la SPD allemande, traditionnellement turcophiles, voulaient ranimer le processus ralenti par Merkel et Sarkozy, elles auraient du mal à expliquer l’adhésion d’un pays qui opprime la presse, arrête les journalistes sous de faux prétextes et des militaires en évoquant un énigmatique complot contre le gouvernement.
La journaliste Martine Gozlan (Marianne), dans un excellent ouvrage qui vient de sortir intitulé « L’imposture turque », démonte le nouveau régime et prouve la réislamisation en cours. Kurdes opprimés, Alevis persécutés, femmes voilées, opposants inquiétés, la Turquie d’Erdogan est au final bien moins démocratique que la Russie de Poutine. Et surtout elle n’hésite plus à menacer l’Union Européenne et ses membres. Davutoglu s’en est ainsi pris aux pays européens, les accusant de soutenir la rébellion kurde. L’AKP a également dénoncé les recherches de ressources énergétiques de la Chypre grecque, menaçant l’UE de gel des relations diplomatiques si Chypre accédait l’an prochain à la présidence de l’Union Européenne, comme elle doit le faire conformément aux traités. Enfin l’AKP s’en prend à Israël, expulsant son ambassadeur et cessant toute collaboration stratégique.
Erdogan souhaite désormais avoir de son côté la rue arabe, et devient le modèle des islamistes (Frères Musulmans en Egypte, CNT en Libye, Ennahda en Tunisie) prétendument « modérés ». Une vague néo-ottomane s’abat sur le Moyen-Orient et sur l’Afrique du nord. Face à cette vague, contre laquelle seule la Syrie de Bachar El Assad, avec des moyens violents qui choquent à juste titre les Européens, s’oppose, et d’ailleurs Erdogan a menacé la Syrie de représailles, ce qui est significatif, semble déferler. L’Europe qui rêvait d’une démocratie arabe, déchante. Elle en subit de nombreux flux migratoires en retour, vengeance d’outre-tombe de Kadhafi. Le représentant de la Russie à l’OTAN Dmitri Rogozine l’a dit, le choix est entre des dictateurs et les islamistes. En s’opposant aux premiers, l’UE a fait donc le choix des seconds.
Face à cette réislamisation qui désole les vrais amis de la Turquie, les turcs des élites (beyaz Türkler ou « turcs blancs »), et que déplore avec justesse Martine Gozlan, nous européens devons montrer les crocs. Le Monde section géopolitique du 6 novembre 2011, fait le point sur les limites du modèle turc, dénonçant les graves atteintes aux droits de l’homme en cours. Andrea Perrone dans la revue italienne Rinascita datée du 21 septembre 2011 explique que désormais la Turquie s’éloigne explicitement de l’Europe, envisageant une domination sur la Méditerranée orientale. Dans Le Monde du 4 novembre, Frédéric Lemaître a évoqué quant à lui une Allemagne célébrant « ses travailleurs invités turcs ». Une fois de plus, invité à Berlin, Recep Erdogan a multiplié les attaques contre l’Allemagne, refusant l’intégration proposée aux immigrés turcs, qu’il avait même qualifiée de « crime contre l’humanité ». On se demande pourquoi Merkel s’entête à inviter ce sinistre individu. En réalité, la CDU a tort, à la différence d’Edmund Stoiber (CSU) et de ceux qui perpétuent sa ligne, de tomber dans le piège de l’intégration. Elle s’était opposée à Schröder en 2000 lorsque celui-ci a souhaité introduire le droit du sol en Allemagne. Elle a aujourd’hui cédé, comme le RPR l’a fait à la suite du PS après 1988.
Face à une Turquie qui se réislamise, face à un gouvernement turc qui devient arrogant et agressif, qui cache à peine sa haine de l’Europe et d’Israël, face à un premier ministre qui tombe dans les bras du pantin de Khameneï, le triste Ahmadenijad, bourreau de la révolution verte de Téhéran, l’Europe doit se ressaisir. Elle doit apporter un soutien sans faille à Chypre, exigeant l’évacuation de l’île par la Turquie. Elle doit dénoncer sans relâche les arrestations de journalistes, de militaires, d’opposants. Nous ne devons pas rester passifs devant un second Iran en gestation. Si la Turquie renonce à l’européanisation mise en place par Atatürk, si elle affirme « Adieu l’occident », nous devons en prendre acte et réagir en conséquence.
La première réaction, et elle coûterait peu cher au président Sarkozy, et renforcerait sa crédibilité désormais très altérée, serait de mettre fin de manière unilatérale aux pourparlers d’adhésion, de manière à engendrer un salutaire électrochoc en Turquie même. La seconde réaction, celle de la chancelière Merkel, serait de revenir à la ligne de la CDU d’avant 2000 quant à la question turque en Allemagne. La troisième réaction serait de tendre la main à la Russie de manière décidée, et ainsi de rompre avec l’américanotropisme de certains de nos dirigeants.
Et alors que la Grèce va économiquement au plus mal, disons le haut et fort. Souvenons-nous de Missologghi. Souvenons-nous de Lord Byron ! Ne faisons aucune concession à Erdogan, qui nous remercie dès que nous cédons par des remarques acides. Ce n’est pas seulement l’intérêt des Européens, c’est aussi celui des Turcs, mais 50% des électeurs turcs ne l’ont pas encore compris.
Thomas Ferrier
Secrétaire général du PSUNE
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