Mythe n°3 : la Russie est un pays eurasiatique - par Thomas Ferrier
14/02/2010
Depuis une dizaine d'années, le russe Alexandre Douguine, jadis membre de Pamyat, représentant de la « nouvelle droite » et adepte de l'idéologie nationale-bolchevique, a développé une conception eurasiatique de la Russie, au sein de sa structure, le Parti « Eurasie » (Evrazia). Le passé extrémiste de ce penseur russe n'a semble-t-il pas empêché certains politologues français de voir en lui la référence idéologique principale de la politique de Vladimir Poutine. Aujourd'hui, Douguine se veut au nom d'une conception pérennialiste le moteur d'une conception eurasienne de la Russie, ouvertement favorable à l'islam et à la Chine, et est en ce sens le négateur de la stricte européanité de son pays. Avant d'expliquer en quoi la Russie est un pays européen, et seulement européen, rappelons brièvement les racines de cette conception.
Sous le prétexte du fait que la Russie a été occupée pendant plusieurs siècles par les conquérants mongols, ce qui a isolé le pays d'un certain nombre de courants de pensée issus du reste de l'Europe, et selon l'idée arbitraire de certains occidentaux choqués par une certaine brutalité russe, beaucoup de penseurs européens et même russes en sont venus à penser sincèrement que la Russie n'était pas un pays européen. Le grand écrivain Dostoïevski déclara ainsi qu' « en Europe, nous sommes des tatars mais en Asie, nous sommes aussi des européens » et ajouta en outre, et dans le même ordre d'idées, que « le russe n'est pas seulement un européen, il est aussi un asiatique ». L'adage traditionnel du « grattez le russe et vous verrez le tatar » n'est pas pour rien dans cette vision des choses. Le poète Aleksandr Blok ajouta que « oui, nous sommes des huns, nous sommes asiatiques ». Bien évidemment, dans le camp d'en face, et notamment en Allemagne, les théoriciens de l'infériorité slave par rapport au « génie germanique », se sont régalés de ce genre de remarques, à la différence d'un Nietzsche voyant dans la Russie non seulement un pays européen mais le pays capable d'unifier et de revigorer la psychê européenne.
L'historien russe Pogodine s'oppose à cette vision avec talent et détermination, puisque pour lui « les Slaves sont pourtant blancs et chrétiens, ils sont d'anciens autochtones européens et appartiennent avec vous à la descendance de Japhet ».
C'est à ce mythe, à la fois occidental et russe, mythe qui a hier justifié les crimes nazis et aujourd'hui justifie la stratégie américaine de l'anaconda visant à encercler et confiner la Russie, et attisant ainsi la russophobie en Géorgie et en Ukraine, et aussi bien sûr en Pologne, que dans cet article nous nous attaquons, en abordant la dimension anthropologique, historique, géographique, religieuse et culturelle du peuple et de l'état russe.
- 1. Le peuplement de la Russie.
Selon un article de la revue américaine Nature en 2008 sur la proximité génétique entre les européens, il apparaît que les Russes sont extrêmement proches de leurs frères ennemis polonais, et davantage encore qu'ils ne le sont avec les Ukrainiens par exemple. Une étude russe citée par RIA Novosti en mars 2008 confirme cette analyse, en démontrant que les habitants de la Russie méridionale et centrale sont très proches des autres slaves, alors que ceux de Russie septentrionale ont été influencés par un apport finno-ougrien, qu'on retrouve en Suède septentrionale et en Finlande. D'une manière globale, les Russes sont donc strictement slaves et européens, et le flux génique supposé dû aux invasions mongoles semble totalement absent, contrairement à une légende qui a la vie dure. En conséquence, d'un point de vue anthropologique, les Russes sont européens.
- 2. L'histoire de la Russie ancienne.
La Russie ancienne, c'est-à-dire la Rus' de Kiev, résulte de la fusion de deux populations européennes, à savoir les Slaves de l'Est et les Suédois, les fameux Varègues d'origine scandinave. Les Slaves étaient organisés en communautés et notamment en cités. Les Suédois n'ont fait que s'ajouter à cette structure de base préexistante, donnant davantage d'éclat à Kiev et à Novgorod, et créant une dynastie alors que la société russe reposait davantage sur une conception républicaine de la citoyenneté, à l'instar des autres populations européennes de l'antiquité et du haut moyen-âge. A cette double origine s'ajoutait une influence iranophone nomade, celle des Scythes et des Sarmates qui peuplaient l'Ukraine à l'époque ancienne, et qui ont donné à la langue russe quelques termes spécifiques et quelques divinités. Le dieu russe du soleil, Khors, est d'origine iranienne, comme l'est le serpent ailé Simargl, et l'est aussi ce vieux mot russe mir désignant à la fois une communauté paysanne, la paix et le monde, terme venant du nom du dieu iranien Mithra, dieu également implanté dans l'empire romain où il a connu un destin favorable jusqu'à la christianisation.
La Rus' de Kiev se trouve intégralement en territoire européen et sa population est composée également de populations strictement européennes, des Slaves bien sûr mais aussi des Scandinaves, des Finnois et de populations baltiques. Ce n'est qu'à partir de 1589 que les tsars c'est-à-dire les césars russes entreprennent la colonisation de la Sibérie, qui n'est alors qu'une extension de la Russie, un espace d'expansion de l'Europe vers l'Asie, à la même époque que la colonisation de l'Amérique par les européens de l'ouest.
- 3. La géographie de la Russie contemporaine.
La Russie de 2009 a certes moins d'un tiers de sa superficie dans sa partie européenne. En revanche, plus de 80% des citoyens de Russie y habitent, la Sibérie étant de moins en moins peuplée par ailleurs, ce qui fait craindre une volonté chinoise de s'y implanter. 84% des citoyens russes sont de langue indo-européenne, 83% précisément étant de langue slave. 3.3% des citoyens russes sont en revanche caucasiens, c'est-à-dire européens mais pas indo-européens. 2% sont de langue finno-ougrienne, qu'ils soient europoïdes ou mongoloïdes. La population de langue turque représente 8% de la population russe, soit moins que la part de turcs dans la population bulgare, la Bulgarie étant membre de l'Union Européenne depuis 2007. Parmi eux, la plupart sont des tatars, population fortement russifiée, à l'islam très modéré et en déclin. Cette russification aboutie du peuple tatar permet d'affirmer que ces derniers sont devenus de fait des européens, comme le sont les Pomaks de Pologne par exemple, comme le sont devenus aussi les Bulgares lorsque ces derniers se sont implantés au VIème siècle dans l'ancienne Thrace.
Ainsi, si d'un point de vue géographique, l'espace russe est eurasiatique, par sa population et par le fait que 80% des russes vivent en Europe, et que certains sont déjà citoyens de l'Union Européenne, à savoir les russes installés dans les pays baltes, on peut dire que la Russie reste un pays européen et uniquement européen.
- 4. Culture et religion en Russie.
En matière de religion, les russes ont connu une évolution strictement parallèle à celle des autres européens. La religion russe originelle est un polythéisme slave et indo-européen classique, avec un dieu du ciel puissant, Svarog, et un dieu de l'orage et de la guerre plus populaire, Perun, et une multitude d'autres divinités masculines et féminines plus ou moins importantes. La conversion au christianisme du souverain Vladimir en 988 est comparable à celle des souverains scandinaves ou de Clovis. Elle aboutit à une christianisation forcée de la Rus' kiévienne, à des résistances païennes avec des prêtres, les volkhvy, appelant à la rébellion contre les autorités chrétiennes, exactement comme les druides d'Irlande face aux émules de Patricius.
La religion russe actuelle, officiellement chrétienne, est en réalité une double foi, dvoeverie, c'est-à-dire un pagano-christianisme tout à fait comparable à la religion dominante dans les campagnes occidentales jusqu'à la fin du XIXème siècle. Au sein de la population, on constate après la chute de l'Union Soviétique un renouveau modeste du christianisme orthodoxe, un fort athéisme dominant et un renouveau païen, comme dans une bonne partie de l'Europe.
Au niveau de la culture russe, celle-ci ne se distingue pas spécialement de la culture européenne globale, à savoir que la contribution à la musique classique européenne des compositeurs russes est importante, aussi considérable même que la part due aux compositeurs allemands. La poésie, la littérature, le théâtre russes font également pleinement partie de l'européanité culturelle.
Contrairement aux idéologies occidentalistes comme eurasiennes, l'une et l'autre niant l'européanité de ce pays, l'analyse même rapide des caractéristiques principales de la Russie permet d'affirmer son caractère européen et sa légitimité à faire partie demain, au même titre que la Pologne et que l'Ukraine, de l'Europe politique unitaire, Union Européenne ou autre.
La russophobie, y compris lorsqu'elle est le fait de penseurs russes animés d'un nationalisme obsolète, s'exprime avant tout par cette négation. Réaffirmer l'européanité de la Russie, c'est rendre justice au peuple russe, c'est offrir une réconciliation salutaire entre européens, et c'est enfin un moyen efficace de mettre fin à la tutelle américaine de l'Europe, Russie exclue. La Russie n'est pas un pays eurasiatique mais le rempart de l'Europe face à l'Asie.
Thomas FERRIER (PSUNE)
6 commentaires
Bonjour. Je ne suis pas mécontent de lire un article aussi empli de vérités occultées ou dissimulées, qu'il serait même judicieux, peut-être, de traduire en russe pour le faire lire à certains Russes en perdition idéologique. Cependant, n'oubliez pas l'existence du Tatarstan, entité politique interne affectant à son sein la majorité des éléments tartares de la Fédération de Russie - Et il ne s'agit pas d'une république autonome située aux tréfonds des plateaux sibériens, hélas ! En outre, vous n'êtes sans doute pas sans savoir que la configuration "impériale" de la Russie n'a de cesse de se déliter, malgré les rafistolages et les bravades réalisés par Poutine et ses pitoyables acolytes : En vérité, les Russes de souche, quoique brimés, moqués, et dénigrés par les organes de presses occidentaux, ne sont pas davantages racistes ou xénophobes que la myriade d'ethnies disparates composant la périphérie de la Moscovie ou certaines républicaines. Le douguinisme, en parallèle, entraîne en effet des ravages conceptuels, un obscurcissement analytique de l'identité russe traditionnelle, n'entretenant pourtant nul lien tangible avec le mahométanisme extensif ou ces malheureuses poches de résistance du chamanisme mongole. Saluant personnellement la qualité honnorable de vos travaux, je souhaite cependant vous rappeler que la Russie, en particulier depuis l'émergence de l'ère tzariste, n'a jamais été ni ne semble pouvoir être un véritable État-Nation, ce qui est lourdement pénalisant pour les Russes eux-mêmes. Je ne suis pas assez outrancier pour vouloir allumer de gigantesques poudrières, mais je crains que l'hypothèse d'une guerre civile au sein de la Fédération de Russie n'est pas à exclure, en raison de l'efflorescence des revenducations séparatistes, de l'impéritie des oligarques régissant à leur seul profit cet immense pays, et du nationalisme abrupte et directif en gestation dans les faubourgs miséreux de la Moscovie... Toujours à ce sujet, corroborez-vous l'assertion épouvantable en vertu de laquelle Moscou serait
... dorénavant peuplée majoritairement de non-slaves ? Il me semble avoir appris cette abomination sur le blogue d'un certain Alexandre Latsa, cette mystérieuse estafette dévouée sans modération au Kremlin poutinisé. À la suite de mon bémol, je mise mes espoirs dans votre prochaine réponse argumentée, susceptible de m'éclairer précisément quant à l'état anthropologique dd Moscou (Vous noterez, par ailleurs, que les statistiques ethniques relatifs à Moscou sur Wikipédia, remontant à 2010, ne sont absolument pas référencés, ce qui est d'autant plus angoissant).
Étant sur un portable et en raison de l'heure tardive à laquelle je rédige ces contributions, je vous prierais aussi de me pardonner pour mes diverses fautes orthographiques, grammaticales, ou syntaxiques.
Je publierai très bientôt l'avis de Guillaume Faye, ami de la Russie et qu'il connaît bien, avis toujours lié à l'entretien qu'il m'a accordé. Une Moscou majoritairement non-slave relève de la légende, même si la situation est moins favorable qu'à Saint-Petersbourg.
Les "Tatars" ont été russifiés à un point où, à l'exception marginale de quelques fondamentalistes, on ne peut pas vraiment y voir une menace réelle pour la Russie. Celle-ci a en effet du mal à devenir un "état-nation" mais à mes yeux, de toute façon, elle a vocation à rejoindre la république européenne que j'appelle de mes voeux, y trouvant ainsi son salut, comme celui de tous les Européens.
Plus surprenant est l'intéressant renouveau païen dans le Caucase, puique 29% des Ossètes, 12% des Tcherkesses et 8% des Abkhazes seraient désormais (à nouveau) païens. Sans l'effroyable guerre de Tchétchénie, le pays vaïnakh serait sans doute dans la même situation. Je ne partage pas la caucasophobie de "certains" milieux russes, distinguant parfaitement entre les différentes ethnies de cet espace géographique.
Quant à la théorie eurasiste, qui s'oppose à l'européisme authentique que je défends, dans lequel la Russie, pays européen, joue son rôle, rien que son rôle, et c'est déja beaucoup, elle est simplement suicidaire au delà de sa fausseté profonde. Elle est "idéologique" et cette idéologie anti-européenne (de forme et de fond) doit être combattue.
Je vous remercie pour votre réponse ; Certes, la nouvelle vigueur du paganisme ancestral parmi certaines populations n'est pas indigne d'intérêt, mais n'oubliez pas cependant que des wahhabites fondamentalistes persistent à s'immiscer dans le Caucase en parallèle. Quant aux tchétchènes, les Russes de souche ne retrouveront un terrain d'entente que lorsque les séparatistes névrosés du Caucase reconnaîtront amèrement les exactions et les homicides qu'ils ont commis à l'égard de la population russe au cours des derniers conflits. Si les Russes sont aussi enclins à rejeter cette population, c'est parce qu'ils n'oublient pas les migrations internes, et plus que contraintes, effectuées par la grande majorité des Russes de souche vivant jusqu'alors au sud-est de la Mer Noire. Admettez qu'il s'agit d'un terreau propice à l'éclatement d'un conflit intercommunautaire durable, surtout lorsque des milliers de Tchetchenes affluent en parallèle dans la Moscovie sans s'estimer pleinement "Russes" (Sous tout points de vues confondues). Quelquefois, je m'interroge quant à la superfluité politique du Kazakhstan, de la Géorgie, de l'Ouzbékistan, du Turkménistan, du Kirghiztan, ou de l'Azerbaïdjan ; Quant à la Biélorussie et l'Ukraine, il s'agit de la Russie Blanche pour le premier pays, et d'un ensemble particulier de provinciaux slaves, initialement, dans le cas de ce second État factice. Par la suite, si une Europe souveraine et unifiée devait effectivement naître, je crois qu'il serait finalement très complexe de ne pas tonifier -paradoxalement- l'orgueil national des Russes, pouvant se traduire au travers d'une politique expansionniste.
Le wahhabisme, favorisé hier par les USA voire même par la Géorgie de Sakashvili, est un ennemi de l'Europe et des Européens. Mais on ne saurait confondre le peuple tchétchène avec une minorité extrémiste et internationaliste (umma) qui s'est emparée de la volonté d'indépendance pour la détourner vers une démarche totalitaire ennemie des Russes et des vrais Tchétchènes. En Tchétchénie comme ailleurs, l'islam reculera quand les valeurs européennes oseront s'imposer et quand les Européens redeviendront fiers du génie de leur civilisation. Le paganisme tchétchène peut nous aider à susciter une insurrection morale identitaire au coeur même du pays, une fois celui-ci libéré aussi bien du "gouvernement" actuel que des opposants fondamentalistes.
Je ne demande pas aux Tchétchènes de se sentir russes mais de se sentir européens et d'agir comme tels, ce qui les réconciliera de fait avec les Russes et les autres européens.
Concernant le Kazakhstan, un découpage en deux, la zone nord étant européenne (russe, ukrainienne, allemande et même... polonaise) avec Baïkonour et le sud kazakh, est imaginable, avec rattachement du premier à la grande Europe.
Le Tadjikistan et l'Azerbaïdjan ont à mon avis vocation, sauf dans ce dernier cas le pays lezgyen, à rejoindre un Iran national, une fois le régime ayatollesque par terre. Quant à la Géorgie, c'est tout comme l'Arménie un pays européen.
Je ne pense pas en revanche qu'il faille flatter un "orgueil national" russe, à part la reconnaissance du rôle important, mais au même titre que les autres Européens, qu'ils peuvent jouer.
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