Mythe n°2 : La christianisation de l'Europe fut rapide et pacifique - par Thomas Ferrier
07/02/2010
Un autre mythe historique que l'on retrouve sous des plumes diverses et variées, et y compris par des historiens de qualité comme Paul Veyne, connu pour avoir démontré que « les grecs croyaient à leurs mythes », dans son dernier ouvrage « Comment l'empire romain est devenu chrétien », est celui de considérer la christianisation de l'Europe comme une évidence naturelle, et en conséquence comme aisée, comme si cette religion était attendue et comblait un manque.
A rebours de la vision de l'école anglo-saxonne telle qu'illustrée par l'historien Ramsay Mc Mullen, ou des travaux de Pierre Chuvin et jadis d'André Piganiol, l'école historique française contemporaine a rejeté l'accusation traditionnelle que l'on retrouve chez les derniers païens, chez Machiavel, chez Voltaire et Gibbon enfin, d'une religion chrétienne responsable de la chute de l'empire romain.
Parmi les historiens du monde scandinave, on notera également la dérive regrettable d'un historien spécialiste du monde viking aussi talentueux que Régis Boyer. Ce dernier, dans ses divers ouvrages, nie avec force les résistances païennes scandinaves à la christianisation et estime que cette dernière fut rapide.
Revenons donc aux faits. Veyne estime qu'à la veille de la conversion de Constantin au christianisme, l'empire romain comprenait 5% de chrétiens en son sein. Certes, les communautés chrétiennes étaient beaucoup plus fortes dans les cités d'orient, notamment en Anatolie et en Egypte. C'est dire à quel point dans la partie occidentale de l'empire cette nouvelle religion était faible. Si Constance Chlore, le propre père de Constantin, a appliqué de manière molle les décrets antichrétiens de Dioclétien, c'est avant tout parce qu'il n'y avait pas beaucoup de chrétiens en Gaule.
A partir de la conversion de Constantin, qui fut un phénomène de toutes évidences progressif, la christianisation de l'empire put commencer mais de manière modérée. En effet, Constantin ne renonce pas à la fonction impériale de pontifex maximus, c'est-à-dire de chef suprême de la religion romaine traditionnelle, et continue par son monnayage d'honorer les dieux païens, Mars jusqu'en 319 et Sol Invictus jusqu'en 325, à la suite de sa victoire sur son opposant Licinius. Toutefois, bien que manifestant une certaine tolérance à l'égard des adeptes de son ancienne foi, Constantin confie l'éducation de ses fils, à l'exception de son premier né Crispus, à des chrétiens. Lorsqu'il fait tuer son épouse et son aîné, accusés à tort de relations incestueuses, la rupture avec la religion de sa famille est complète. Les philosophes néo-platoniciens comme Sopatros qui refusent de cautionner le passage au christianisme de leur empereur sont accusés de magie et exécutés.
Constance II, empereur romain qui lui succédera, sera dès 340 A.D le promoteur de décrets anti-païens interdisant aux citoyens la pratique des rites ancestraux. Certes, cette mesure sera mollement appliquée mais elle commence un cycle de persécutions dont les romains polythéistes vont être rapidement les victimes.
Bien que l'armée soit majoritairement païenne, bien que les élites de Rome même le soient demeurées, la christianisation progresse, avant tout par des mesures coercitives contre certains païens, par le soutien implicite des empereurs aux moines qui s'en prennent aux statues, aux temples et aux fidèles, sans oublier les bibliothèques, et aussi par le ralliement d'un certain nombre d'élites qui entendent en partageant la même foi que le prince obtenir plus aisément des fonctions politiques prestigieuses. La « réaction » païenne de l'empereur Julien, par son échec, envoie un message extrêmement négatif aux résistants de la christianisation.
La christianisation fut beaucoup plus lente qu'on ne la dit, d'abord parce qu'il y a eu des réactions nationales à cette religion. Dominique Briquel démontre dans « Chrétiens et haruspices » que la tradition étrusque connait aux Vème et VIème siècle un renouveau extraordinaire, témoignant d'une volonté farouche de s'opposer à ce mondialisme spirituel qu'était le christianisme. Augustin d'Hippone au début du Vème siècle est également obligé de défendre sa religion face à une mise en cause directe et sans concession des milieux polythéistes de Rome à la suite de la chute de la cité en 410 A.D. Il ne faut pas oublier, en effet, que Rome est tombée face à des Germains chrétiens, aidés par des esclaves chrétiens, ceux de l'aristocrate chrétienne Faltonia Proba, comme l'indique l'historien Procope, esclaves qui ont ouvert de nuit les portes de Rome aux ennemis.
La christianisation à partir notamment de l'empereur Théodose prend une tournure véritablement violente. A la suite de la défaite de la Rivière Froide, dans laquelle l'élite païenne de Rome tombe, à l'instar de Flavien Nicomaque, en 394 A.D, pour les derniers païens, la victoire du christianisme est désormais sans appel. La religion nouvelle récupère alors les textes classiques, se les approprie, en éliminant parmi eux ceux qui ne l'arrangent pas. Les aristocraties païennes de lettrés disparaissent progressivement tandis que le savoir passe aux clercs. Ainsi, pour accéder à la culture classique, un germain ou un slave devra passer nécessairement par des intermédiaires chrétiens.
Clovis, évoqué précédemment, est naturellement contraint de passer à la nouvelle religion parce que cela lui amène la culture romaine, certes défigurée et biaisée. Et tous les souverains d'Europe seront face à la même situation, à savoir que pour s'ouvrir à la culture latine, à son écriture, à ses valeurs, il faut en même temps passer au christianisme.
L'empereur Théodose, donc, interdit en 392, le paganisme et condamne potentiellement à mort les fidèles de l'ancienne religion. Cela ne suffira pas à éradiquer le paganisme mais cela donnera aux chrétiens le soutien des autorités dans leurs actions contre la foi ancestrale. La destruction du Serapeum d'Alexandrie, l'assassinat d'Hypatie, la destruction également des temples de Syrie dénoncée par Libanius, ne sont que quelques exemples célèbres d'une action violente prise contre les polythéistes.
Petit à petit, siècle après siècle, la religion ancestrale s'estompe, est superficiellement christianisée, et prend la forme d'un folklore extrêmement résistant. Toutefois, il y aura encore un empereur païen à Rome, de 467 à 472 A.D, Anthème, et il faudra attendre la fin du IXème siècle pour que la Laconie, autour de Sparte, se convertisse sous la menace de troupes impériales.
Le cheminement de la christianisation d'un pays européen suivit à peu près toujours le même schéma. En premier lieu, pour des raisons de pouvoir, un souverain peut trouver dans l'idée d'un dieu unique, dont il serait le représentant, un moyen d'accroître son pouvoir. Ainsi les sociétés républicaines de l'ancienne Scandinavie perdent avec leur polythéisme leur liberté. Les assemblées populaires sont privées de leur pouvoir au profit d'un souverain absolu. A chaque fois, les autorités, les rois ou empereurs, passent au christianisme et rendent leur conversion obligatoire pour leurs sujets. Ce fut le cas dans le Caucase, à Rome même, puis dans les différents royaumes germano-scandinaves, baltes ou slaves.
Néanmoins, si la christianisation était si inévitable, pourquoi y a-t'il eu autant de réactions païennes. On peut en évoquer brièvement quelques unes. Outre le cas de l'empereur Julien, il y eut Sven le sacrificateur en Suède à la fin du XIème siècle, le prêtre païen Vatha en Hongrie au milieu du XIème siècle, le khan bulgare Vladimir, le roi lituanien Trainetas et enfin les princes de Poméranie. Le roi s'étant converti, tant pour bénéficier de l'apport de la culture gréco-romaine que pour éviter les attaques régulières des princes chrétiens, il impose son choix à la société et au peuple. Celui-ci réagit par des révoltes, matées violemment par le fer et par le feu. De nombreux prêtres païens en Russie, les volkhvy, connaîtront un sort funeste, après avoir sans succès dirigé des rébellions paysannes.
Trahis par leurs chefs, agressés par les moines, vaincus sur le champ de bataille, les païens n'eurent le choix qu'entre la conversion, la résistance et la mort. Les 5000 saxons de Witukind massacrés par les chevaliers chrétiens de Charlemagne nous rappellent par leur courage et leur sacrifice que la christianisation ne fut pas l'œuvre généreuse que des auteurs partisans présentent. Les fidèles des « anciens » dieux ne purent pas s'opposer à cette trahison des élites car citoyens et patriotes, ils avaient toujours exprimé un profond respect pour l'ordre. Les dieux n'intervenant pas pour combattre les sectateurs de Christus, la foi en eux fut fondamentalement fragilisée. Pourquoi mourir pour des dieux si silencieux ?
Un exemple des « méthodes » des convertisseurs chrétiens illustrant la réalité de la christianisation me paraît conclure cette petite mise au point.
« Mais venant du nord ou venant du sud, les chevaliers se heurtèrent à une résistance acharnée des Samogitiens [des Lituaniens]. En 1242, les germaniques avaient feint de vouloir établir un compromis avec cette peuplade et avaient invité à un banquet les notables de la région et leurs familles. Pendant le repas, ils assassinèrent tous leurs hôtes ». (Dictionnaire historique de la Lituanie, Editions Armeline, 2001)
Thomas FERRIER (PSUNE)
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