Terra Mater
02/08/2013
La plupart des spécialistes de la mythologie comparée, s’ils évoquent parfois l’existence de déesses indo-européennes, en oublient constamment une, et sans doute la plus importante. Il est vrai que pendant longtemps un mythe récurrent était de présenter la religiosité indo-européenne comme essentiellement céleste, solaire et masculine. Puis ils ont fini par accepter de reconnaître l’existence d’une déesse de l’aurore, présentée comme la fille du dieu du ciel (*diwos *dhughater), et Gregory Nagy dans son ouvrage « Le meilleur des Achéens », a consacré une étude remarquable sur ses avatars grecs, à savoir Athéna et Aphrodite.
Or, de toutes les déesses, celle qui est primordiale, l’épouse de *Dyeus et la mère des autres dieux ou « célestes » (*deywos), est négligée. Pourtant, sous la forme dyavapŗthivi, l’Inde védique a voulu mettre à égalité le dieu du ciel et la déesse de la terre, au point que ce couple ne forme plus qu’une seule entité fusionnelle, comme si Ouranos n’avait pas été séparé de Gaia par la serpe de Cronos.
La terre-mère indo-européenne était *Dhghom *Mater, mais ce nom était un parmi d’autres, même s’il était le seul véritable. Elle se retrouve sous les traits de la Dêmêtêr grecque, qui était Dêô Mêtêr, celle qu’on surnommait Europê à Lébadeia près de Thèbes, l’épouse d’un Zeus Eurôpôs omniscient et omnipotent. De ses amours avec Zeus, elle eut d’ailleurs une fille, qui devint la reine des Enfers. Elle est aussi la Dhë Motë, « terre sœur » albanaise, mais aussi la lituanienne Zemyna, la lettone Zemes Māte, l’iranienne Zamyat et la phrygienne Sémélê. Sous le nom composé Mat’ Syra Zemlija, parfois réduit en Mokoch’, elle est enfin une déesse de premier plan chez les Slaves.
Son nom se retrouve aussi sous celui de la déesse grecque primitive Gê ou Gaia, dont le rôle se confond avec celui de Dêmêtêr, même si cette dernière apparaît davantage comme une déesse de l’agriculture que comme la terre incarnée, et dans des mots comme le grec χθων, l’hittite tekom et le sanscrit kșam.
En raison de la dimension sacrée qui était la sienne, certains peuples hésitèrent à l’appeler par son nom authentique et préfèrent avoir recours à des épiclèses la désignant. Ainsi, était-elle *peltawi, « la plate », à une époque où notre astre était vu comme un disque et non comme un globe. La déesse celte Litavis et la déesse indienne Pŗthivi en résultèrent. Mais elle était aussi *werui, « la large », ce qui donna la déesse indienne Urvi et la grecque Europê préalablement évoquée. Parfois, la terre elle-même se résumait au sol, à partir d’une racine indo-européenne *ter- ou *tel- comme dans *telom, « le sol ». Elle fut ainsi Tellus, épouse de Jupiter, ou Terra Mater à Rome, mais aussi Cérès en tant que déesse du blé mûr. Les Germains en revanche ne considéraient la terre que cultivée. L’Erda germanique, la Jörd scandinave, était la déesse de l’*era ou « champ cultivé », et devint l’épouse de Wotan / Odhinn, ce dernier s’étant substitué à l’antique dieu du ciel, Tius ou Tyr, relégué au rôle subalterne de dieu de la guerre juste.
La Terre-mère était considérée en outre comme la seule véritable épouse du Ciel-père, dont les autres épouses ou maîtresses n’étaient généralement qu’un aspect particulier. A l’époque indo-européenne, sous le nom de *Diwni, qui donnera le concept indien de Devī, « la Déesse », elle est l’épouse de *Dyeus, « celle de *Dyeus » au sens strict, sa parèdre. Dans le monde grec, Héra, déesse de la terre au printemps et en été, durant la « belle saison », ce qui est le sens étymologique de son nom, mais aussi Dêmêtêr, Sémélê et Dionê, ont partagé la couche du dieu du ciel. Elle est en Inde l’épouse de Dyaus Pitar, en Lituanie celle de Dievas.
De l’union du ciel et de la terre sont nés les dieux et les hommes et l’univers tout entier. C’est par la fusion des contraires, d’un principe masculin et d’un principe féminin, réunis parfois par l’entremise d’un Amour primordial, l’Erôs né de l’œuf cosmique, que le cosmos fut.
Les mythologues du monde grec ont voulu faire d’elle l’épouse d’un Poséidon, dont le nom aurait signifié « époux de la terre », se souvenant du jour où un Poséidon Hippios, sous les traits d’un cheval, voulut s’unir à une Déméter changée en jument. Il est vrai qu’un tel époux a existé dans la mythologie balte avec le Zemepatis letton, époux en titre de Zemes Māte, mais c’est un cas isolé. Poséidon était probablement en réalité le « maître des eaux », du fait du double sens du terme *potis, « époux » et « maître », et d’une confusion avec la déesse des rivières, P.I.E *Donu, qu’on retrouvera ultérieurement sous les traits de Danaé, d’où l’image du « tonneau des Danaïdes », cette idée de fleuves se déversant en un seul puits mais sans jamais parvenir à le remplir.
La Terre était aimante pendant presque les trois quarts de l’année et se rendait détestable au dernier trimestre. Pour expliquer sa nature changeante, passant de l’extrême générosité à la pire rigueur, les Grecs inventèrent l’enlèvement de sa fille Korê par son oncle, le dieu des Enfers arborant la tête de loup comme Arès son casque, une tête qui lui permettait de devenir invisible non seulement aux mortels mais aussi aux immortels. Comme elle était aussi la fille de Zeus, Hadès dut négocier âprement et user de mêtis, convainquant celle qui devait devenir son épouse à manger les pépins d’une grenade cultivée en Elysion, afin que cette dernière ne puisse plus le quitter. Mais Zeus était au-dessus de ces ruses et, s’il admit l’union de ces deux divinités, exigea de son redoutable frère qu’il consente à libérer sa femme pendant une moitié de l’année afin qu’elle puisse rejoindre sa mère. Les Slaves préfèrent invoquer la terrible Morena, déesse de la mort et de l’hiver, que seul le maître de l’orage Perun parvenait à tenir en respect.
Il est possible qu’à l’origine la Terre-mère indo-européenne partagea son temps entre le ciel et les enfers, entre le Zeus céleste et Zeus souterrain, Hadès étant parfois appelé le « Zeus d’en-dessous ». Cela expliquerait le changement de saison, la Terre étant à la fois pourvoyeuse de vie et déesse de mort. Si l’homme du commun, le « terrien », P.I.E *ghemon, retournait « à la terre », les héros et les sages en étaient en revanche dispensés car, ayant acquis la gloire impérissable, ils se voyaient ouvrir les portes du paradis, île aux pommes ou vaste plaine verdoyante.
Le respect de nos ancêtres pour cette déité bienveillante, même si elle pouvait parfois se montrer impitoyable, était une réalité. Ce ne fut pas le cas chez tous les peuples, et au sein des polythéismes du Proche-Orient, dans des pays où le sol était aride, et où la pluie devenait une bénédiction, la Terre-mère disparut du culte. C’est le seul dieu du ciel qui eut les plus grands honneurs, au point de servir de base à la religion du dieu unique, un dieu qui offrit la terre aux hommes, sans se soucier du risque qu’ils finissent par la détruire. La Terre n’était plus qu’une « vallée de larmes », ses seins nourriciers étant rejetés par des peuples qui se croyaient être émancipés.
Thomas FERRIER (LBTF/PSUNE)
4 commentaires
Rien à changer à ce texte, mais à rappeler un fait essentiel:
La Terre-mère indo-européenne est un héritage du paléolithique.
C'est à proprement parler notre Matrice , celle qui se confondait avec la Déesse-mère charnelle ,si la Patrie est devenue la terre des Pères avec l' arrivée des I-E...
Elle procréait d' elle-même ,les hommes préhistoriques ignorant la gestation découverte avec la Révolution du Néolithique. C'est pour cela que la femme était déifiée .Le Christianisme a du lui faire sa place intégrale avec le Culte à la Vierge dont
les Vierges Noires témoignent de l' Eternelle mémoire.
Les dieux du polythéisme indo-européen existaient déjà sous une certaine forme au paléolithique. Pas de terre-mère sans ciel-père. Et je ne crois pas que les hommes ignoraient la gestation, hypothèse douteuse.
N'en déplaise à Bachofen, Gimbutas ou Evola, la théorie selon laquelle une spiritualité chtonienne s'opposerait à une spiritualité ouranienne ne tient pas.
Pas de Déô Mêtêr sans Zeus Patêr, pas de Zeus Patêr sans Déô Mêtêr. :)
Le dieu des hommes, Arês, et la déesse des femmes, Aphroditê, proviennent de ce couple originel.
Quant aux statues dites "Venus préhistoriques", rien ne prouve qu'elles soient la représentation d'une divinité.
Tout cela et bien d'autres choses seront dans mon ouvrage.
J'avais apprécié votre réponse à la lettre d'une dame chrétienne, après l'acte de Venner -- fondamental en ce sens qu'il l' a accompli dans un lieu dont les fondations sont plus profondes, plus anciennes qu#en ne le pense habituellement.
Sander Ort, écrivain allemand, peintre
www.elandart.com/sander-ort
Auriez- vous le temps de prendre un café sur une TERRasse parisienne,tant qu'il fait beau?
23.9 2013
Salut à toi, noble chevalier de la République européenne unie!
Je ne crois pas moé* non plus, que le chercheur de la connaissance primordiale doive marcher sur le chemin d'un dualisme borné qui oppose les forces chtoniennes aux forces dites ouranniennes.
Le judéo-christianisme a poussé notre mental à valoriser le père-ciel-esprit et à combattre la femme-chair-terre.
Le fait naturel me semble être que Tout est matière-énergie, même l'esprit, la conscience, ect... Et si l'on constate de l'esprit au coeur de la matière et des choses terrestres, cette intelligence créatrice qui sculpte les formes demeure toujours de l'énergie, c'est-à-dire de la matière. Car les scientifiques ont démontré que l'énergie pure créer de la matière et que toute matière n'est qu'énergie potentielle.
Les "spécialistes" analysant les mythes y ont vu trop souvent à mon goût un conflit entre le bien-ciel-lumière (leur soi-disant "vérité-justice") contre ce qui est terrestre, charnel et enfoui en nous, loin de notre regard "logique", dans les "ténèbres". Mais c'est dans ce lieu mystérieux que ce passe toutes choses, les prémices de toutes nos actions. Quand je songe à ces intellos prétentieux, qui ont tendance à nous éloigner de nos dieux, nous priver de nos vertus, ainsi qu'à nous castrer de nos forces, je suis bien content d'avoir des ancêtres que l'on nomme "Barbares"! Je garde espoir!
Ceux qui combattent avec une crainte dissimulée la Femme (la réalité terrestre) refuse d'accepter que la vie demeure un Devenir et que l'on ne sait jamais quel type d'Enfant la Mère donnera au monde. Ils sont conservateurs! Philosophiquement ridicules! Euro-peureux!
Peut-être que l'une des Filles de la Terre, l'Europe naissante (qui ne peut-être qu'une manifestation d'Elle même), voudra bien accorder sa main à son bien-aimé, l'Époux tant attendu. Mais attention! Les femmes restent inconstantes! Parlez-en à Gilgamesh qui repoussa les avances d'Innanna-Isthar!
Le Cantique des Cantiques a comme prototype le chant d'amour d'Innana et Dumuzi (lié à Adonis-Adonai). C'est intéressant que l'on en ait fait la relation Dieu-peuple élu, ou le Christ et son Église terrestre etou céleste, ou l'âme et le corps. De même l'Irlande, personnifiée.
En conclusion, si la Sagesse est sorti du crâne de Zeus, on s'en fout si Minerve est mâle ou femelle. L'important est que la Vie est Tout et que Cela mérite notre adoration. Les négateurs de la vie et de la réalité sont nés pour peupler les régions stériles. D'autre part, pour l'instant la Terre-Mère n'a aucun représentant humain pour l'aider à forger un futur planétaire consciemment...
Comme on dit par chez nous, "à la prochaine chicane"!
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