Du dieu de l’orage.
04/11/2012
La civilisation crétoise, avant que les Achéens ne s’implantent dans l’île honorait un dieu du ciel associé à la figure du taureau. Ce dieu, dont le nom est probablement perdu, même s’il est possible que le nom du roi mythique Minos ait été son théonyme, était à la fois le dieu du ciel souverain et le dieu de l’orage. En revanche, les Grecs originels comme tous les peuples indo-européens, avaient séparé le ciel en deux divinités bien différentes, un dieu du ciel souverain d’une part, roi et père des dieux et des hommes, et un dieu de l’orage et de la guerre, le second étant fils du premier, Arès fils de Zeus.
Un dieu indo-européen.
Le nom du dieu indo-européen de l’orage et de la guerre, les deux fonctions étant associées par la synthèse symbolique entre la fureur de la tempête et la mêlée guerrière, est plus difficile à reconstituer que celui du dieu indo-européen du ciel diurne, *dyeus *pater (latin Dius Pater, grec Zeus Patêr), car il bénéficiait dès l’origine de plusieurs épiclèses le caractérisant. A la différence de son père *dyeus, c’était un dieu bien moins distant, davantage présent aux côtés des hommes, participant aux batailles et protégeant le royaume des mortels contre les forces de destruction, géants et dragons.
Ainsi était-il évoqué comme le héros par excellence, le *ner (qui a donné le dieu Indra en Inde), ou encore comme le brave, le noble, *aryos (qui a donné le dieu Arês en Grèce), mais sa fonction orageuse primait avant tout. Il était le dieu « tonnant », *tenros ou *tonaros, comme chez les Celtes (Taran), les Germains (Thor) et les Hittites (Tahruntas), mais aussi le « frappeur », sous le nom de *perkwunos, à la fois dieu du chêne (*perkwus) et dieu de la foudre qui l’abat (racine *perk-), et c’est sous cette forme que les Baltes (lituanien Perkunas, letton Perkons) et les Slaves (russe Perun) choisirent de l’appeler.
Pendant longtemps, les spécialistes des mythologies indo-européennes considéraient que *perkwunos était le nom de ce dieu de l’orage ou n’était qu’un aspect du dieu du ciel. Son nom originel semblait perdu pour toujours, et ce même si de bonne heure Georges Dumézil avait eu une intuition prometteuse en associant le dieu romain Mars avec les divinités de l’orage et de la tempête de l’Inde védique, les Maruts, avant d’invalider son hypothèse quelques années après.
La forme originelle du nom du dieu Mars romain, dont les fonctions orageuses avaient été considérablement diminuées par l’influence grecque, chez qui Zeus s’était complètement substitué à Arès dans ce rôle, était Mavors. On pouvait en déduire l’existence d’un dieu plus ancien du nom de *Maworts (génitif *Mawrtos), qui semble bien correspondre à ces Maruts de l’Inde ancienne. A ces deux exemples, il faudrait sans doute rajouter un exemple letton avec le dieu mineur Martins, frère d’Usins, en qui on reconnaît le nom de l’aurore, Martins ayant un rôle de défenseur du pays. Cela rappelle l’image d’un dieu Mars patronnant les champs de bataille aussi bien que protégeant les champs du paysan du Latium.
Tout porte à croire que *Maworts était le nom du dieu indo-européen de l’orage, et par extension de la guerre.
Le dieu de la virilité.
Cette figure divine se voit associée de nombreuses figures animales, à la différence des autres divinités, et chaque animal représente une fonction bien précise du dieu orageux et guerrier.
Il y a en premier lieu tous les animaux liés symboliquement à l’orage, ceux qui portent le foudre céleste. On retrouve ainsi le taureau, dont le son produit par ses sabots sur le sol résonne comme le tonnerre, mais aussi le pivert, dont on prête la capacité à abattre des arbres, tout comme la foudre, ou encore l’aigle, animal porteur de foudres bien connu, et associé dans notre imaginaire moderne, comme chez les Romains de la république et de l’empire, à Jupiter mais non à Mars.
En second lieu, il s’agit des animaux liés à la virilité et au pouvoir fécondant de l’homme. En ce sens, tous les animaux liés à la sexualité masculine relèvent du dieu orageux. C’est bien sûr le cas de l’ours, à qui au moyen-âge on prêtait des aventures avec des femmes, mais aussi des mâles des animaux d’élevage, le bélier, le taureau là encore, le bouc, comme ceux tirant le char de Thor en Scandinavie.
Enfin, tous les animaux liés spécifiquement au combat et au champ de bataille lui sont naturellement associés. C’est bien sûr le cas du cheval, animal d’une grande noblesse associé aux aristocraties guerrières, ainsi à Rome le noble était un equites, un « chevalier », et pas un homme du rang. C’est aussi le cas du corbeau et du vautour, fossoyeurs des morts à la guerre laissés sans sépulture. D’une manière générale, tous les animaux belliqueux, mais qui sont aussi bien souvent liés à la virilité préalablement évoquée, relèvent de ce dieu. C’est surtout le cas du loup, animal martial par excellence, dont les vertus de la meute inspiraient les troupes guerrières indo-européennes dans les temps les plus archaïques. Le char de Mars était ainsi, à l’origine, tiré par deux loups gigantesques.
Le tueur de dragons.
Un des actes les plus héroïques accompli par le dieu de l’orage est son combat et sa victoire contre le serpent du monde, dragon monstrueux entourant la terre de ses anneaux, et créature primitive du chaos. Dans le cas grec, Arès est privé de cette victoire décisive au profit d’autres dieux ophioctones comme Apollon, vainqueur du dragon Python, Zeus qui triomphe du démon ophidien Typhon, ou Héraclès.
C’est bien sûr au dieu Thor dans toute sa splendeur que l’on pense, avec son marteau écrasant le crâne de Jormungandr, même si son combat final est un match nul, l’un et l’autre s’entretuant. J’ai par ailleurs analysé cette fin étrange comme la marque du poète chrétien pour donner d’un dieu ancestral fort respectable une mort héroïque, sans que son culte doive perdurer. Mais c’est aussi le combat céleste entre le dieu Indra et le serpent Vritra, comme celui entre Tarhuntas et le dragon Illuyankas chez les Hittites. Dans la version indienne, Indra est pris de terreur face à une créature extrêmement puissante au point où il est contraint de se réfugier dans les profondeurs. De même, face aux géants Aloades, le dieu Arès est impuissant, enfermé par les deux frères dans un tonneau. Dans les deux cas, c’est par l’intervention d’un autre dieu, le dieu du feu Agni dans le cas indien, le dieu Hermès dans le cas grec, que le dieu guerrier retrouve sa puissance et parvient à vaincre son ou ses ennemis.
Le dieu celte Taran est représenté en cavalier terrassant un démon anguipède qui correspond grosso modo au Typhon grec. Le dieu slave Perun n’est pas en reste, vainqueur de Zmiya, le « serpent », écrasé par sa hache. Ce mythe le plus ancien a été conservé après la christianisation sous la forme de différents saints, comme Elie en Russie, Michel et Georges en Europe occidentale. Pire, le serpent, ennemi des dieux, devint la figure du paganisme, à l’instar du Graouilly de Metz. On ne pouvait pas inventer d’inversion accusatoire aussi subtile.
Une généalogie complexe.
*Maworts, comme tous les dieux antiques héritiers de ses fonctions, était un dieu particulièrement estimé de nos plus lointains ancêtres. Il le devait à son lignage autant qu’à son image. En tant que dieu de l’espace céleste intermédiaire, ciel rouge de l’aurore et du crépuscule mais aussi ciel noir de l’orage, sa puissance était entre le ciel et la terre, entre *dyeus *pater et *dhghom *mater, entre son père et sa mère.
Les fils de *dyeus, les « fils du ciel », étaient intimement liés à la lumière dont leur père était l’incarnation même. C’est parce qu’il a vaincu les ténèbres du chaos que *dyeus a forgé l’univers, dont il est le garant de l’ordre, *artus. *Maworts est le dieu du feu intermédiaire, celui de l’éclair, qui tombant du ciel sur la terre enflamme le sol. Il partage ce rôle igné avec ses frères, *Sawelyos, le dieu du soleil, astre flamboyant réchauffant notre planète, et *Wlkanos, le dieu du feu terrestre et de la forge. C’est ce dernier qui lui fabrique ses armes, son armure et son casque mais qui à l’occasion l’accompagne sur le champ de bataille, au même titre que le dieu du vent, *Weyus, dont Hermès est par certains aspects le digne descendant.
Mais *Maworts n’était pas un dieu célibataire, son rôle d’ancêtre des hommes impliquant qu’il ait eu une descendance nombreuse. Ses relations avec les mortelles se retrouvent dans les nombreux mythes où Zeus ou Jupiter s’unit à une humaine pour engendrer des héros et des rois. Mais son épouse est, on l’a vu précédemment, la déesse de l’aurore, *Ausos.
Au dieu Arès, on prête ainsi une relation amoureuse avec deux divinités spécifiques, que l’on peut associer aisément, à savoir Eôs, l’Aurore incarnée, et Aphrodite, l’Aurore amoureuse, mère d’Erôs. Le couple *Maworts/*Ausos remonte ainsi à l’aube des temps.
Lorsque l’on voulait insister sur la dimension juvénile et filiale de *Maworts, il était représenté comme un jeune guerrier imberbe. C’est l’Arès classique. En revanche, si son rôle paternel et protecteur primait, le dieu apparaissait comme un guerrier dans la force de l’âge et barbu. C’est le Mars Vengeur d’Auguste, à la barbe jovienne, mais aussi l’Arès archaïque et le dieu Thor à la barbe rousse, comme la couleur du sang que le combattant verse au combat.
Le dieu rouge.
Surnommé Rudianos chez les Celtes, le « rouge », le dieu guerrier est associé de manière classique à la couleur rouge. Il est probable que le dieu indien Rudra, qui servira de base à Shiva, avait également ce sens et présentait alors la dimension la plus sombre d’Indra, qu’il remplacera à l’époque du brahmanisme. La cape du général romain était rouge, tout comme la barbe du dieu germano-scandinave Thor. Le rouge était la couleur du ciel intermédiaire, et aussi de l’amour, mais elle était tout autant associée à la guerre et à la deuxième fonction indo-européenne, le blanc et le noir étant les couleurs symboliques des deux autres fonctions.
Devenu le drapeau de la révolution puis de l’idéologie socialiste, le drapeau rouge remonte à une très longue histoire et ce n’est pas un hasard s’il a été brandi la première fois sur le Champ de Mars. Le rouge était déjà la couleur du drapeau de la république romaine (SPQR) et du royaume antique de Macédoine.
De cette symbolique vient l’expression « rouge de colère », à savoir que le dieu guerrier répand une aura de cette couleur lorsqu’il est courroucé. C’est aussi l’image de la lune de sang, du combat céleste contre les forces de destruction. Rouge sang. Sang principe de vie, lorsque l’enfant naît par l’action bienfaitrice de Venus, mais sang symbole de mort, lorsqu’il résulte de la victoire de Mars sur ses ennemis. Rouge symbole d’amour comme la pomme rouge que l’homme romain offrait à la femme qu’il aimait pour lui déclarer sa flamme. Rouge symbole du sang répandu sur le champ de bataille et offert aux animaux de proie.
Mars ou l’Europe incarnée.
Le dieu de l’orage a de manière évidente un lien étroit avec l’homme européen, et ce n’est pas un hasard si au moyen-âge, les Européens sont faits descendants de Japhet, fils de Noé, qui n’est autre selon l’interprétation de l’époque que le titan Japet, qui correspond fonctionnellement à l’olympien Arès. Les Européens sont alors les fils de Japet c'est-à-dire fils d’Arès, « japhétides » donc « aryens ».
Autre hasard qui n’en est pas un, le dieu guerrier est associé à la planète qui porte en Europe son nom, Mars, la planète rouge. La tradition veut que ce soit les Babyloniens qui aient associé cette planète à une sorte de dieu de la guerre et de la peste, Erra, dont certains ont voulu faire la base de l’Arès grec. En réalité, l’homologue sumérien de *Maworts n’était autre que le dieu de l’orage Ishkur, qui correspond au dieu amoréen Martu, dont le nom fut peut-être emprunté à des tribus indo-européennes venus s’installer en Orient.
Or la planète Mars est non seulement rouge, comme la couleur du dieu indo-européen de l’orage, mais possède deux satellites, tout comme Arès a deux fils jumeaux, Deimos et Phobos, tout comme Thor a aussi deux fils, Modi et Magni, et tout comme Mars a deux rejetons, Romulus et Rémus. On sait aujourd’hui que la connaissance astronomique dans l’Europe ancienne était loin d’être rudimentaire, et Stonehenge apparaît autant comme un télescope que comme un temple solaire, tout comme le disque de Nebra illustre la recherche de la connaissance du cosmos.
Ce désir de Mars, cette idée typiquement européenne d’une planète terraformée et colonisée par l’homme, se retrouve dans la science-fiction contemporaine. Les « martiens » sont nécessairement belliqueux, ce que découvre John Carter selon les romans d’Edgar Rice Burrough, et souhaitent envahir la terre, comme chez H.G. Wells. On dit que les hommes descendent de Mars, comme les femmes descendraient de Venus. Et Robert Kagan, géopoliticien américain, place l’Amérique sous le signe de Mars, de ce dieu fondateur de Rome, la cité conquérante par excellence, d’un dieu Mars qu’on retrouve sur la porte de Brandebourg à Berlin mais aussi au Capitole de Washington et même tout en haut de la porte Héré sur la place Stanislas à Nancy.
Mars et Christus, « dieu rouge » contre « dieu blanc ».
Lorsque le christianisme voulut s’implanter en Europe, il trouve naturellement le dieu de l’orage et de la guerre sur sa route. Le dieu rouge, comme le Raudhr Thorr de la Scandinavie du Xème siècle, s’oppose au dieu blanc qu’est Christus (Hvati Krist), qui a repris les traits d’Apollon et de Balder. Les valeurs héroïques s’opposent aux valeurs mielleuses d’une religion de l’après-monde.
Face à la croix, ce talisman magique qui enchaîne l’esprit européen, comme l’a expliqué à sa manière le poète Heinrich Heine, les anciens païens décidèrent de porter leur croix, à savoir le marteau de Thor (Þórshamar), l’épée de Mars, parfois remplacée par la massue d’Hercule, ou encore la hache de Perun (Cекира Перуна). Mais de ce conflit entre deux visions du monde si antagonistes, c’est le Christ blanc qui fut (momentanément ?) vainqueur.
Le christianisme n’a pas pu se séparer d’une figure aussi éminente mais à chercher à limer les dents de ce loup guerrier. Martin de Tours, dont le prénom signifie « petit Mars, Martinus, était un soldat de la légion qui déserte, jette sa toge au sol, pour se consacrer à christianiser la population. Le guerrier jette ses armes au sol, comme Vercingétorix vaincu face à César. Martin remplacera Mars lors de la fête guerrière, d’origine germanique mais romanisée, du 11 novembre, fête des Einherjars ou héros morts au combat et siégeant aux côtés de Wotan au Walhalla en l’attente de la bataille céleste décisive. Martin remplacera aussi le dieu letton Martins, tout comme Jean remplacera le dieu balte Jaanis, homologie du Janus romain.
Dans ce XXIème siècle où montent les périls, Mars le « rempart de l’Olympe » (Hymne homérique à Arès) fera son devoir pour protéger l’Europe. Et nous, fidèles au père de Romulus, nous serons présents à ses côtés. Son épée sera le bouclier de notre civilisation.
Thomas FERRIER (PSUNE/LBTF)
2 commentaires
Excellent article! Je ne sais si c'est déjà fais mais vous devriez écrire un livre avec les connaissances que vous avez.
Question: vous dites que le dieu guerrier est "Surnommé Rudianos chez les Celtes", qu'en est-il de Ogme, Taranis ou Esus? Avec toutes ces divinités lié à la guerre ou à l'orage on s'y perd. Les correspondances ne semblent pas si évidentes que ça...
@ Mane
Le dieu de l'orage et de la guerre, c'est Taran[us].
Le dieu strictement guerrier, c'est Camulos, qui signifie "champion".
Un dieu héroïque, mélange d'Hermès et d'Héraclès, a par ailleurs existé, à savoir le dieu Ogmios (gaélique Ogma).
"Esus", "le bon" signifiant le bon désignerait probablement le dieu du ciel. On l'assimile au Daghda irlandais. Le *Dyeus indo-européen a, chez les Celtes, évolué en deux divinités, le "lumineux" Lugus et le plus sombre Dagodevos.
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