Du principe contesté des lois mémorielles et de la Turquie en particulier
26/12/2011
La proposition de loi n°3842 portant « transposition du droit communautaire sur la lutte contre le racisme et réprimant la contestation de l’existence du génocide arménien » a été adopté en première lecture par l’assemblée nationale la semaine dernière, suscitant une réaction extrême du gouvernement turc. Le texte de loi propose de transposer une directive communautaire en droit français, directive qui ne vise pas spécialement la question de l’arménocide de 1915 mais qui élargit les dispositions de la loi dite « Gayssot » antérieures, celle-ci étant dédiée exclusivement au judéocide commis par le régime national-socialiste allemand. Si cette nouvelle loi inclut de fait des sanctions accrues contre la « négation ou la banalisation grossière » de crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, et si elle offre la possibilité à des associations de se porter partie civile, elle ne concerne qu’accessoirement le négationnisme turc. Il s’agit avant tout d’une nouvelle loi à vocation antiraciste, destinée à sanctionner pénalement l’expression de certaines idées et de certains propos.
A partir de ce constat, deux attitudes seulement sont cohérentes. Ou bien on est favorable par principe à la liberté d’expression, et alors non seulement il faut s’opposer à cette nouvelle loi mais il faut alors demander aussi l’abrogation de la loi précédente de 1993, même si le sujet est délicat à aborder. Ou bien on considère que la liberté d’expression doit être encadrée par la loi, et alors il n’y a aucune raison de ne pas traiter la négation de l’arménocide à égalité avec celle du judéocide, comme le fait à juste titre remarquer Caroline Fourest dans un article du journal Le Monde daté de samedi.
En vérité, lorsqu’on fait le choix de limiter la liberté d’expression des citoyens, et y compris leur droit à affirmer des contre-vérités, on se dote d’un mandat sans légitimité, au nom d’une conception du bien qui n’appartient qu’à vous. Le censeur, même animé des meilleures intentions du monde, ne doit pas exister en démocratie. Aussi, les européistes que nous sommes proposeront dans la constitution de la future république européenne que nous appelons de nos vœux l’affirmation de la liberté d’expression, la seule entrave étant naturellement la diffamation envers une personne en particulier, comme principe constitutionnel, à l’instar du premier amendement américain. Ce n’est pas au législateur de décréter ce qu’il doit être permis d’écrire ou de dire, et il n’est pas normal que des associations auto-proclamées légitimes puissent intervenir au tribunal pour faire taire tel ou tel.
En outre, ces lois mémorielles ne rendent pas service aux causes qu’elles prétendent défendre, puisque les contre-vérités s’appuient toujours sur un martyrat pervers, et condamner des gens pour ce qu’ils ont dit ou écrit, c’est les mettre en position de victimes de l’injustice, ce qui implique de donner d’une certaine manière crédit à leurs mensonges. Je ne souhaite pas que des falsificateurs puissent se donner l’image de martyrs, et c’est par le mépris et le travail historique qu’il faut leur répondre.
L’opinion française est manifestement majoritairement opposée à cette nouvelle loi, ce qui implique qu’elle est tout autant opposée à la loi précédente. Mais lorsque François Bayrou ou Dominique de Villepin rejettent cette nouvelle loi, sans remettre en cause l’autre loi évoquée, ils ne sont pas cohérents et manquent de courage dans l’affirmation de leur point de vue. Ou bien les deux lois, ou bien aucune. Cette loi contestée a en revanche le mérite de la cohérence, puisqu’elle est dans la continuité des principes du droit actuel, s’appuyant sur des conventions internationales signées par la France, sur des directives communautaires, et aussi sur la loi française, et complète et élargit les textes antérieurs.
Maintenant, puisque l’un des principaux arguments des opposants à cette loi étant qu’elle serait de circonstance, et purement électoraliste, interrogeons-nous honnêtement à ce sujet. Je ne crois pas qu’elle soit destinée à encourager le vote de la communauté arménienne envers Nicolas Sarkozy, cette dernière étant animée par bien d’autres considérations, comme tous les autres citoyens, que cette question certes liée à une immense et incontestable tragédie. Il serait extrêmement naïf de s’imaginer qu’une loi, qui ne concerne pas spécifiquement ce sujet, comme cela a été montré, amènerait des citoyens responsables à choisir leur président en conséquence.
En vérité, Nicolas Sarkozy avait une autre idée en tête, qui était de pousser le gouvernement turc à l’excès. Sarkozy étant incapable, alors qu’il s’y était engagé, de mettre fin de manière unilatérale au processus d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, s’est servi d’une question sensible pour pourrir la situation. Lorsqu’on constate la réaction outrancière d’Erdogan et de ses amis, lorsqu’on assiste avant et après ce vote à des pressions inadmissibles, lorsqu’on apprend que la députée qui a proposé cette loi, Valérie Boyer, est menacée par des extrémistes, lorsque le gouvernement turc accuse la France de génocide en Algérie, passant sous silence trois siècles d’occupation coloniale ottomane antérieure, on voit la Turquie contemporaine sous un autre jour. Peut-on souhaiter que ce pays rejoigne l’Union Européenne une fois que tout cela a été constaté. Et je n’évoque pas les menaces turques sur Chypre, le discours radical d’Erdogan sur Israël, la mansuétude dont il témoigne à l’égard du gouvernement iranien voisin.
Un autre élément à rappeler, c’est que de tous les partis turcs, le seul à être opposé à l’adhésion à l’Union est le MHP (« mouvement d’action nationale ») nationaliste, qui oblige Erdogan à surveiller sa droite. C’est le MHP qui au final est le principal bénéficiaire de ce vote français, la fierté nationale turque outragée sachant qu’elle est défendue vigoureusement par ce parti, qui a obtenu près de 15% des voix aux dernières élections législatives.
La manœuvre de Nicolas Sarkozy est donc évidente, à savoir contourner le refus de ses partenaires de dire non à la Turquie en provoquant cette dernière par une loi de circonstance, une loi qui par ailleurs restreint la liberté d’expression selon un principe mémoriel, ce qui suscite un large débat en France, débat qui me paraît une excellente chose si cela permet de discuter de la préservation des libertés individuelles.
Thomas Ferrier
Secrétaire général du PSUNE
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