La Turquie et l’Union Européenne : état des lieux en août 2011
07/08/2011
Après le troisième succès électoral de l’AKP turc de Recep Erdogan, réunissant près de 50% des voix aux élections législatives, qu’en est-il de la question de l’adhésion turque à l’Union Européenne, principale revendication du parti lorsqu’il s’est imposé la première fois ?
Nous, euro-socialistes, avons toujours considéré que le pro-européisme d’Erdogan n’était qu’une façade pour dissimuler un calendrier islamiste de moins en moins caché d’ailleurs, et une stratégie pour affaiblir le principal contre-pouvoir turc, et défenseur de l’héritage kémaliste, l’armée. Bien sûr, dans un état démocratique digne de ce nom, il n’est pas normal que l’armée puisse déterminer la politique de la nation, et bien évidemment qu’elle intervienne pour démettre un gouvernement qui lui déplairait. Mais la démocratie est un combat de tous les jours, résulte toujours d’une démopédie efficiente, et ne se décrète pas. Rome ne s’est pas faite en un jour.
Lorsque Mustafa Kemal fonda l’état turc moderne, il savait que le pays n’était pas encore prêt pour la démocratie, de même que le maréchal Pilsudski en Pologne avait été contraint de tenir le pays avec une certaine poigne à une époque où certains autoritarismes populaires voulaient s’imposer. Il avait analysé le principal obstacle à sa politique d’européanisation, qui restait néanmoins nationaliste, à savoir l’islamisme. Il avait cependant été contraint de tempérer son hostilité à l’islam par réalisme politique, dans un pays très majoritairement musulman et qui liait son identité nationale à cette religion. Pour Kemal, islam et démocratie étaient incompatibles, et la démocratie ne résulterait que de la victoire des idées nationales en version européanisées sur cette tradition qui lui paraissait étrangère.
Ainsi Kemal Atatürk voulut-il enraciner la tradition nationale turque dans le passé anatolien pré-islamique, fondant sa capitale sur les ruines de l’antique Ancyre (devenue Ankara) au cœur de la Cappadoce, et pas très loin d’Hattusa, l’ancienne capitale de l’empire hittite, en même temps que dans la turcité centre-asiatique et païenne, valorisée aujourd’hui encore par une partie du MHP, le parti nationaliste des « loups gris » (Bozkurtlar). Cette révolution morale, que Reza Shah tentera d’imiter en Iran et plus tard Zaher Shah en Afghanistan, impliquait de longues années de travail politique pour qu’enfin la démocratie émerge. Vouloir hâter la démocratie alors que le peuple n’est pas encore prêt, en revanche, c’est au final amener une nouvelle autocratie au pouvoir. En Iran, il y a eu Khomeiny. En Turquie, il y a Erdogan.
Recep Erdogan a formidablement manœuvré, en fin tacticien pour qui la démocratie est un moyen mais aucunement une fin. Le peuple turc, manquant de maturité démocratique, la démopédie d’Atatürk ayant été considérablement fragile, moins de vingt ans puisque Kemal meure en 1938, choisit donc depuis plusieurs années la mouvance islamiste dite « modérée » après avoir tenté l’expérience brève d’un candidat islamiste plus dur, celui d’Erbackan, éliminé du jeu politique suite à l’intervention des militaires. Erdogan, ancien partisan d’Erbackan, a considérablement appris de cet échec, et va réussir là où son prédécesseur avait échoué.
La première méthode a été de se servir du processus d’adhésion à l’Union Européenne, en vertu d’une vieille promesse de 1963. A l’époque, De Gaulle avait assuré à la Turquie qu’elle pourrait rejoindre la communauté économique européenne. Le général n’avait en revanche jamais affirmé qu’elle pourrait rejoindre une communauté politique européenne. Par ailleurs, la Turquie de 1963 n’est pas la Turquie de 2005. Face à une Union Européenne fort peu résistante, profondément mondialiste, Erdogan savait qu’on ne pourrait lui dire non. Après un baroud d’honneur autrichien, en fait destiné à négocier l’adhésion de la Croatie, en mai 2005, l’UE reconnaît à la Turquie sa vocation européenne. Ce succès d’Erdogan lui assure un réel soutien populaire.
Il n’est même pas sûr qu’Erdogan veuille réellement que son pays adhère à l’UE, dont les principes gêneraient considérablement son action. C’est le processus lui-même qui l’intéresse et non sa finalité. Au nom de l’adhésion, Erdogan peut réformer son pays avec la légitimité nécessaire. Un pays démocratique candidat à l’UE ne saurait posséder en son sein une armée puissante, un état dans l’état. C’est ainsi que patiemment l’AKP tisse sa toile sur le pays, bénéficiant d’un contexte économique qui plus est favorable. En 2007, les milieux laïcs réagissent et menacent le parti d’interdiction suite aux mesures que l’AKP a prises pour autoriser le voile islamique à l’université. A une voix près d’un juge constitutionnel, l’AKP écope d’une lourde amende, dont on ne sait pas au final si le parti l’a payée, mais sauve sa tête. Néanmoins, la leçon est comprise. Erdogan abandonne ainsi cette revendication, pour l’instant, tout en continuant de s’afficher avec son épouse et ses filles voilées.
Pas à pas, l’AKP s’empare des leviers de pouvoir du pays. Abdullah Gül est élu président de la république, à l’issue d’un processus complexe, suscitant l’ire des partisans du kémalisme, membres du CHP ou du MHP. Mais l’armée est toujours là, jusqu’à ce qu’un complot soit démasqué. Une société secrète laïque, composée de responsables militaires importants, de journalistes et penseurs laïcs, Ergenekon, aurait planifié la chute du gouvernement. Les arrestations se multiplient, les détentions sans justification évidente aussi. L’armée est décapitée. A la fin du mois de juillet 2011, plusieurs généraux de l’armée démissionnent par solidarité avec leurs collègues emprisonnés. La cour constitutionnelle est maîtrisée, les journalistes indépendants subissent des pressions, l’armée ne s’opposera plus.
Fin tacticien, l’islamiste auto-proclamé « modéré » Erdogan a vaincu ses adversaires. La rue turque se réislamise, la vente d’alcool est désormais ciblée. On devrait constater le changement dans les mois qui viennent. Désormais la question européenne peut passer au second plan. Erdogan savait que la candidature de son pays poserait un terrible cas de conscience à l’opinion européenne, de plus en plus rétive à l’idée qu’un pays de 75 millions de musulmans fasse partie de l’UE.
Personne n’ose le dire ouvertement, mais les atteintes aux droits de l’homme dans l’affaire du scandale « Ergenekon » compliquent de plus en plus ce processus. La « gauche » sociale-démocrate française et allemande est certes partisane de cette adhésion, mais même si elle s’imposait en 2012 en France et par la suite en Allemagne, il est probable que le processus resterait au point mort. La réunification de Chypre, qui est un des objectifs d’Erdogan, semble avec la crise économique et la démission récente du gouvernement chypriote grec qui la souhaitait également, à nouveau s’éloigner. Erdogan a d’ailleurs menacé l’Union Européenne lorsque Chypre la présidera de boycott diplomatique. Enfin, la Grèce a décidé de construire un véritable mur de séparation entre elle et son voisin turc, officiellement pour mettre fin à l’immigration clandestine qui transite par sa frontière, mais aussi pour se protéger d’une éventuelle agression militaire.
En réalité, si un référendum demain avait lieu en Turquie concernant l’adhésion, il est loin d’être sûr que le oui l’emporterait. Mais le processus est loin d’être avancé à ce point pour qu’on se retrouve même dans la situation où Erdogan devrait poser la question à son peuple. Ce processus est de toute façon devenu inutile pour le premier ministre, qui ne cache plus vraiment ses ambitions autoritaires. Il est même probable que les pays balkaniques de l’ouest (Serbie, Macédoine, Monténégro, Albanie) rejoindront l’UE avant que tous les chapitres d’adhésion avec Ankara soient fermés, à supposer que ce jour arrive.
Les partisans occidentaux d’une Union Européenne élargie à la Turquie ont ainsi fait le jeu d’Erdogan et de ses amis. Croyant européaniser la Turquie, ils ont au contraire permis sa réislamisation et la mise en place d’une géopolitique nouvelle, dite néo-ottomane, dont Ahmed Davutoglu est le maître d’œuvre, destinée à l’Asie musulmane.
Il était donc nécessaire de s’opposer à cette adhésion, pour préserver l’Europe des appétits néo-ottomanistes de l’AKP, mais il faudrait désormais trancher dans le vif.
Un pays qui ne reconnaît pas sa responsabilité historique dans le martyr d’un peuple européen, les Arméniens, qui ne respecte pas un état membre et souverain, Chypre, qui méprise l’héritage antique hellénique (pensons à cette ville gréco-romaine abandonnée aux eaux pour construire un barrage), qui de manière évidente tourne le dos aux valeurs fondamentales de l’Europe, n’a pas sa place dans une Europe politique digne de ce nom. Kemal a échoué à faire de la Turquie un pays occidental, tout comme Reza Shah et son fils ont échoué à faire renouer l’Iran avec sa vieille mémoire. En effet, une Europe qui s’auto-flagelle, qui est incapable de se défendre contre l’arrogance américaine et les provocations islamiques, qui est incapable aussi de faire respecter ses frontières, une Europe faible en somme, ne saurait inciter ses voisins à l’imiter. Les révolutions arabes, prétendument démocratiques, ouvrent en vérité des boulevards à l’islamisme. N’oublions pas que la démocratie n’est possible que dans des sociétés fortes et éduquées, sinon elle amène son exact contraire, l’autoritarisme, au pouvoir.
En fait, en disant un non extrêmement clair à l’adhésion turque, en mettant fin de manière unilatérale et brusque à ce processus, nous pourrions permettre au peuple turc de se réveiller et de démasquer les tyrans. Non seulement les Européens ne veulent pas de la Turquie comme membre mais le peuple turc lui-même n’y est pas spécialement favorable. En arrêtant cette hypocrisie, nous pourrions rendre un véritable service aux Turcs, au lieu de favoriser l’AKP. En agitant le chaud et le froid, l’Union Européenne désarme les vrais européistes turcs et favorise les faux européistes de l’AKP.
Thomas Ferrier
Secrétaire général du PSUNE
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