La Turquie, de moins en moins européenne ?
05/04/2010
Paradoxe. La Turquie, lorsque le kémalisme était aux affaires, aspirait à rejoindre la civilisation européenne, à se transformer radicalement au niveau culturel, et dans l'idée d'Atatürk à se détourner progressivement de l'islam en s'appuyant sur le passé pré-islamique, hittite, grec comme turc. Lorsque les dirigeants occidentaux, comme De Gaulle et Adenauer, s'engagèrent en 1963 à faire de la Turquie un membre de la Communauté Economique Européenne, projet qui n'avait pas à l'époque de dimension politique, c'était une Turquie occidentalisée, européanisée, celle rêvée par Mustafa Kemal, qu'ils avaient devant les yeux. Il n'en était en vérité rien, et c'est aujourd'hui que l'on constate amèrement à quel point la révolution kémaliste a échoué. Les 20 à 25% de Beyaz Türkler, les « turcs blancs » c'est-à-dire les turcs occidentalisés, sont devenus otages dans leur propre pays.
Des bars vendant de l'alcool sont menacés, des chefs d'entreprise ne valorisant pas l'islamité perdent des marchés de l'état. Les épouses du président et du premier ministre sont voilées, tout comme les filles de Recep Erdogan, étudiantes installées à l'étranger pour pouvoir porter leur tenue islamique. Erdogan en 2008 est allé expliquer à la jeunesse turque d'Allemagne qu'il fallait refuser l'assimilation, dont la promotion était considérée comme un « crime contre l'humanité ». Cette déclaration n'était pas tant la mise en avant d'une turquité à conserver que d'une islamité dont il se veut le défenseur et promoteur et est d'ailleurs considéré comme tel par les autorités religieuses saoudiennes.
Pour ce faire, une opération « mains propres » menée par la justice turque, de manière assez peu transparente, sert parfaitement ses intérêts. Journalistes et militaires se retrouvent sur le banc des accusés dans l'affaire Ergenekon/Balyoz (« marteau de forge »), mis en examen pour avoir voulu déstabiliser le gouvernement et organiser un coup d'état. Les arrestations, menées à la suite d'indiscrétions de la presse, concernent plus de 300 personnes, visent tout particulièrement l'armée, et tombent trop à propos pour qu'il faille y voir un hasard. En tête des accusés, suspecté d'être le cerveau machiavélique, on retrouve le général Cetin Dogan.
Le réseau anti-islamique Ergenekon serait le cœur d'une machination destinée à chasser du pouvoir l'AKP d'Erdogan, prolongeant une procédure analogue menée en 1997 à l'encontre du parti islamique d'Erbackan, parti auquel appartenait à l'époque Erdogan. Ergenekon désigne le foyer mythique originel des peuples turcs d'où les Turcs d'Anatolie seraient originaires. La légende veut qu'une louve dont le pelage avait la couleur du ciel, Asena, mandatée par le dieu du ciel-bleu Tanri, ait conduit les Turcs vers leur nouvelle terre. Cette louve est d'ailleurs le symbole du Mouvement d'Action Nationaliste (MHP), les fameux Bozkurtlar (« Loups gris »), parti nationaliste fondé par Alparslan Türkes, qui a obtenu en 2007 14.3% des voix.
Refusant par principe de reconnaître la moindre responsabilité dans l'arménocide de 1915, rejetant avec arrogance les propositions de Nicolas Sarkozy ou d'Angela Merkel en faveur d'un partenariat privilégié comme alternative à une adhésion turque à l'Union Européenne, adhésion qui suscite l'opposition majoritaire des Européens (67% d'opposants en 2008), se rapprochant diplomatiquement de l'Iran et de la Syrie, manifestant une hostilité croissante à l'état d'Israël, le gouvernement de Recep Erdogan jour après jour se révèle davantage. Plus que jamais, il faut dire non, un non clair et net, à l'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne, soutenir la population grecque de Chypre, et de cette manière, on pourra susciter en Turquie même une résistance accrue à la stratégie de plus en plus limpide d'Erdogan. Une fois que l'armée aura cédé, épurée dans ses rangs des généraux hostiles, face à la réislamisation rampante de la société turque, que se passera-t-il ?
Au nom des droits de l'homme et des critères d'adhésion, l'Union Européenne encourage ceux qui sont politiquement et culturellement les moins européens des Turcs. Comme l'a dit l'analyste Srdja Trifkovic, « loin de chercher à européaniser la Turquie, ils [Erdogan et Gül] veulent turquiser l'Europe ». La Pologne, dont le gouvernement est favorable à l'adhésion turque, ferait mieux de s'inquiéter de cela plutôt que de fantasmer sur une Russie prétendument revancharde.
Nous aiderons davantage les Turcs modernes, attachés à la démocratie européenne et rejetant le fanatisme religieux, en disant non à la Turquie de l'AKP, qu'en faisant la promotion de ce parti via la poursuite du processus d'intégration.
Thomas Ferrier (PSUNE/LBTF)
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